Des villes citadelles aux villes réseau

Pendant longtemps, les grandes capitales furent des centres de pouvoir rivaux. Aujourd’hui, la géopolitique de la mondialisation dessine une planète multipolaire où ces capitales politiques sont plutôt amenées à agir en interaction.

Les centres politiques actuels sont d’abord les héritiers de la conception du pouvoir de l’État-nation née au XIXe siècle. Capitales d’un monde en pleine révolution industrielle, Paris, Londres, Berlin étendent et renforcent leur pouvoir sur leurs territoires nationaux tout comme dans leurs colonies lointaines. Ce développement spectaculaire de leur capacité à agir et à se projeter atteint un premier paroxysme au début du XXe siècle et concourt à l’affrontement fratricide de 1914-1918.

Dans un ordre du monde fondé sur la Realpolitik, chaque capitale étend son pouvoir de commandement en fonction de son influence géopolitique. La prédominance des égoïsmes nationaux n’empêche pas la coopération et les alliances. Les capitales du monde westphalien (le monde vu à partir de la Realpolitik) ne prennent pas leurs décisions indépendamment les unes des autres. Tout un système d’accords et de traités, plus ou moins informels, existe entre elles. Mais la coopération reste fondée sur l’équilibre de la puissance : c’est la guerre qui reste en dernier ressort le régulateur du système.

Les capitales européennes décident alors des visions dominantes du monde : elles obligent l’autre à penser à l’intérieur de leurs propres concepts. D’Istanbul à Tokyo, les vieux empires asiatiques du xixe siècle conservent une conception du monde à l’échelle de leur propre zone d’influence. « Peu leur importait, jusqu’alors, si leur définition géographique de l’espace international ne correspondait pas à celle du globe terrestre. L’approche européenne était donc pour eux un défi ; ils ne pouvaient pas y résister, pas plus qu’à l’inexorable avancée militaire, économique et technologique de l’Occident (1). »

 

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Washington, centre de la politique planétaire ?

A partir de 1945, les Etats-Unis et l’URSS reprennent aux Européens le grand récit de la puissance. C’est à Washington et à Moscou que se décide la géopolitique planétaire. La crise des missiles de Cuba en octobre 1962 est le symbole de cette bipolarisation à la fois du monde et des capitales : John F. Kennedy et Nikita Khrouchtchev sont face à face comme le sont Washington et Moscou. C’est là que commence à se mettre en place, à Washington par exemple, une concentration totalement inédite des pouvoirs économiques dans K-Street – cette avenue de 3 kilomètres qui traverse la ville moins de 500 mètres au nord de la Maison-Blanche –, et des pouvoirs politiques dans Constitution Avenue et Pennsylvania Avenue – avec, d’est en ouest, la Cour suprême, le Capitole, le siège du FBI, les bâtiments du Trésor, la Maison-Blanche, le ministère de l’Intérieur, le département d’État et, important, l’université George-Washington.

Paris, Londres, Moscou, Tokyo, Pékin…, chaque capitale prétend ainsi à l’influence régionale et mondiale qui doit être la sienne. Chacune, isolée et solitaire dans son influence politique intérieure et sa puissance géopolitique extérieure régionale et mondiale, concentre à la fois symboles (Constitution Avenue, le Kremlin, l’Elysée et la rue de Varenne, la Cité interdite…), l’élite universitaire des « best and the brightest » (« les meilleurs et les plus brillants ») selon le titre célèbre de l’ouvrage de David Halberstam (2) (Georgetown, la London School of Economics…), le cadre monumental (Buckingham, Westminster, le palais impérial de Tokyo…), et finalement le prestige dans l’éternelle compétition géopolitique mondiale, où l’influence semble passer de l’un à l’autre. « Il semblerait qu’à chaque siècle surgisse, avec une régularité qui ferait croire à une loi de la nature, un pays ayant la puissance, la volonté et l’élan intellectuel et moral nécessaire pour modeler le système international conformément à ses propres valeurs », dit Henry Kissinger au début son œuvre maîtresse, Diplomatie. Mais il ajoute deux pages plus loin : « Ce qui est nouveau, dans ce nouvel ordre planétaire, c’est que pour la première fois, Washington ne peut ni prendre ses distances avec le monde, ni le dominer (3). »