Dessine-moi la société

Représenter la population d’une société en fonction des inégalités économiques, des classes sociales, des âges ou des appartenances religieuses ou ethniques est un exercice éclairant. Selon les critères de démarcation retenus, des visions très différentes de la société peuvent apparaître.

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« Dessine-moi une société. » Au lycée, certains professeurs de SES (sciences économiques et sociales) débutent le cours sur la société française en demandant à leurs élèves de dessiner la société telle qu’ils la voient. Le résultat est parfois très original et malicieux 1. Certains divisent la société en deux (le peuple et les élites), en trois (les riches, les pauvres, les moyens), d’autres en une mosaïque de professions, de religions, d’âges, de sexes, d’autres encore en une myriade d’individus tous différents mais reliés par quelques institutions d’encadrement (entreprise, mairie, école, télévision, autant d’instances censées assurer le « lien social »). L’exercice est intéressant : il force à mettre à jour ses représentations pour les confronter aux modèles proposés par les sciences sociales. Mettons-nous donc dans la peau de l’élève invité à réaliser un dessin la société : à quoi ressemblerait-il ?

Une première idée vient à l’esprit. En France, comme ailleurs, il y a des riches et des pauvres ; et entre les deux, ceux qui « ne sont riches ni pauvres ». Cela nous donne une représentation qui ressemble à une petite chenille (dessin n°1). Mais quelle est la taille respective de chacun des segments ?

DESSIN N°1
Les riches d’abord. Combien sont-ils ? Il y a les « très très riches » : on songe à Bernard Arnaud, propriétaire du groupe de luxe LVMH, ou Liliane Bettencourt, héritière du groupe L’Oréal et récemment décédée, ou encore à quelques stars du foot. Mais derrière cette poignée de grandes fortunes, il existe aussi des « riches plus ordinaires » : des patrons de PME, des cadres supérieurs, des chirurgiens, etc. qui possèdent de belles maisons, des résidences secondaires et des comptes en banque bien garnis. Combien sont-ils et combien « pèsent-ils » ?

Une surprise nous attend. Si on mesure la richesse en termes de patrimoine, il suffit de posséder une maison de plus de 370 000 euros pour faire partie des 10 % des Français les plus fortunés. Un couple d’enseignants qui possède une petite maison en banlieue parisienne sera donc surpris d’apprendre qu’ils font partie de ces 10 % !

À l’autre bout de l’échelle sociale, il y a « les pauvres » : des SDF, des chômeurs, des étudiants boursiers, des retraités, etc. À la différence de la richesse, la pauvreté fait l’objet d’une définition officielle : en France, selon l’Insee, sont considérés comme pauvres les ménages dont le revenu est inférieur à 60 % du revenu français médian. Cela représente environ 8,6 millions de personnes (15 % de la population totale, dont deux enfants sur 10) 2. Pour une personne seule, cela correspond à 760 euros par mois ; pour un couple avec deux enfants, 1 950 euros. Selon ces critères, le nombre de pauvres a augmenté de 1 million entre 2004 et 2014.

Admettons arbitrairement qu’il y a 5 % de riches (pour exclure notre couple d’enseignants) et 15 % de pauvres (au sens de l’Insee) : cela veut dire que 80 % des Français ne sont ni riches ni pauvres ! Du coup, le ventre de ma chenille vient de gonfler considérablement… (dessin n°2).

DESSIN N°2

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Si on décompose ce gros ventre en déciles (groupe de 10 %), on découvre une évolution très graduelle. Seule la tête se démarque en s’allongeant démesurément, et ce de plus en plus, car les très hauts revenus se sont enrichis ces trente dernières années 3.

Première leçon : les Français ne se répartissent pas en deux ou en trois grands groupes de revenus (riches, pauvres et moyens) mais selon un continuum, des très pauvres aux très riches… La société ressemble donc à une chenille avec de grosses fesses et une tête très allongée… (dessin n°3).

DESSIN N°3


Les inégalités économiques, on le sait, reflètent des positions sociales différentes : la société est composée de patrons et de salariés, de fonctionnaires et d’indépendants, etc.

Comment représenter ces mondes sociaux dans notre dessin ? Le sujet est un petit casse-tête classique sociologique. Faut-il parler de classes sociales ? Et si oui, combien sont-elles ? Il n’y a ni consensus ni référence canonique sur le sujet. Les Américains en comptent quatre ou cinq, les Britanniques sept. Les Français en distinguent le plus souvent trois : les « classes supérieure », les « classes moyennes », et les « classes populaires ». Voici la société ainsi schématisée (dessin n°4).

DESSIN N°4

Commençons par la « classe supérieure ». Faut-il parler « d’élite », de « classe dominante », ou tout simplement de « bourgeoisie » comme la désigne le couple de sociologues Michel et Monique Pinçon-Charlot, spécialistes du sujet ? Car pour eux, cela ne fait aucun doute, « s’il existe encore une classe, c’est bien la bourgeoisie 4 ». La bourgeoisie se définit selon Pierre Bourdieu par la détention d’un capital économique (les grandes fortunes), d’un capital social (ils fréquentent les mêmes lieux et entretiennent des réseaux de connivence), et d’un capital culturel (ils partagent les mêmes valeurs). Pour les Pinçon-Charlot, c’est à Neuilly (Hauts-de-Seine) et dans le 16e arrondissement de Paris qu’on trouve le modèle de cette bourgeoisie. C’est une classe, au sens marxiste du terme : une « classe en soi » – définie par une position sociale commune – et une « classe pour soi » – consciente de ses intérêts et de ses privilèges et mettant tout en œuvre pour les préserver.

Qui sont les classes moyennes ?

DESSIN N°5

Passons aux classes moyennes (dessin n°5). Ne cherchez pas une définition claire et consensuelle ; elle n’existe pas. On parle des « classes moyennes » de façon souvent vague pour désigner les gens qui ne sont ni dans le haut du panier ni en bas. Au début du 20e siècle, quand le terme est apparu, il désignait les employés, les professeurs, avocats. Un demi-siècle plus tard, au milieu des années 1960, c’était la figure du « cadre » supérieur ou moyen : dans l’industrie, cela allait du technicien à l’ingénieur, dans l’école, de l’instituteur à l’universitaire, à l’hôpital, de l’infirmière au médecin, dans la police, de l’inspecteur au commissaire divisionnaire, dans la presse, du journaliste au rédacteur en chef, dans la banque, du chargé de clientèle au directeur d’agence.

Devant la taille grandissante de ce monde, il fallait opérer des distinctions. Aux États-Unis, on distingua au sein de la middle class les « upper » (classe moyenne supérieure) et les « lower » (classe moyenne inférieure) ; en France, l’Insee a opéré depuis 1982 une distinction entre, d’une part, les cadres et professions intellectuelles (on parle de CSP +) et, d’autre part, les professions intermédiaires. Les premières comptent les ingénieurs, professeurs d’université, médecins, cadres supérieurs, tandis que les secondes regroupent l’infirmière, l’instituteur, le chargé de clientèle, le chef de rayon. Ces deux mondes ne sont pas étanches : ils se côtoient socialement et couchent souvent dans le même lit (les hommes cadres ont pour conjointe une profession intermédiaire dans un tiers des cas) 5. À la faveur d’une promotion, il est possible de passer d’un monde à l’autre : un infirmier devient cadre, un informaticien passe chef de projet… Ces situations sont très fréquentes.