Œdipe sous les tropiques

La doctrine freudienne n’a pas seulement opéré une révolution dans l’approche des désordres affectifs de l’homme moderne, mais aussi ouvert une voie nouvelle dans l’interprétation des faits culturels. Sigmund Freud, en 1912, se penchant sur l’ethnographie des Aborigènes australiens, développe, dans Totem et Tabou, une lecture psychanalytique de l’origine de la religion, de la morale et de la culture. Reprenant l’hypothèse de la horde primitive, il voit dans le rite totémique la commémoration d’un acte œdipien : le meurtre du père polygame par ses fils. Il réunit dans un même récit (1) la clé de l’identité du sujet (« celui qui a tué le père ») et celle du lien social fondamental (la culpabilité). Ainsi déployée, la psychanalyse a vocation à fonder une anthropologie générale. Au cœur de son dispositif, la figure d’Œdipe offre un condensé de l’organisation universelle du désir humain.
Une telle ambition ne pouvait être ignorée de ceux qui, comme l’anthropologue Paul Broca, aspiraient à une science générale de la nature humaine. La rencontre était inévitable, mais ne fut pas immédiate. La première discussion a lieu lorsque Bronislav Malinowski, étoile montante de l’anthropologie britannique, met certaines des thèses freudiennes à l’épreuve des faits qu’il a observés en Mélanésie. Il ouvre le dossier en 1916 avec un article sur la théorie indigène de la conception des enfants (2). Il y explique que les Mélanésiens n’établissent pas de rapport entre accouplement et grossesse, et donc ignorent la paternité. Ce thème, à lui seul, alimentera une longue discussion ethnographique. Mais cette découverte permet surtout à B. Malinowski d’ouvrir le feu, en 1923, contre les ambitions universelles de la psychanalyse. Plusieurs textes, rassemblés en 1927 (3), s’attaquent au complexe d’Œdipe. Car, selon B. Malinowski, il est absent chez les habitants des îles Trobriand pour les raisons suivantes :
• les Trobriandais ignorent la paternité physiologique ;
• ce n’est pas le père, mais le frère de la mère qui a autorité sur les enfants ;
• il existe une grande liberté sexuelle dès l’adolescence ;
• l’enfant trobriandais ne connaît ni le sevrage brutal ni la phase de développement libidinal « anal » qui suit cette séparation d’avec la mère ;
• l’inceste maternel est « inconnu » dans la culture mélanésienne.