Droit de cuissage, traite des Blanches. Deux mythes tenaces

Les évidences et les formules ne résistent pas toujours à l’examen de l’historien. Que signifie « droit de cuissage » et « traite des Blanches » ?

« Monsieur, l’usage est souvent un abus » : ces quelques mots extraits du Mariage de Figaro, la comédie de Beaumarchais (1784) souvent reprise à la scène et à l’écran, résument-ils ce que fut le « droit de cuissage » ? Résumons l’intrigue : Figaro, le jeune barbier du comte Almaviva, doit épouser Suzanne, la jolie camériste de Madame. Mais le comte ne l’entend pas de cette oreille. Selon un droit oublié qu’il se charge de rappeler au jeune homme, cueillir la fleur de Suzanne fait partie de ses privilèges seigneuriaux. La première nuit devra donc être la sienne : Figaro, désespéré, est à la veille de se faire une raison quand Suzanne, la comtesse et son page se liguent contre le comte qui, pris de remords, devra renoncer à son projet libidineux. Laissons la suite. Qu’en 1778, un Beaumarchais ou un Voltaire excitent leurs lecteurs avec ce genre d’intrigue ne doit pas étonner : l’époque est à la fois libertine et critique, la Révolution s’annonce, et stigmatiser le passé féodal de l’aristocratie est à la mode. On se divertit de ce débauché qui se croit assez malin pour abuser d’une jeune fille au nom d’un usage depuis longtemps aboli. Mais « aboli » signifie qu’il a existé. Croit-on donc que le « cuissage » ait jamais été un droit ? Pas forcément, mais on en fera une arme contre l’Ancien Régime. Cinquante ans plus tard, l’historien républicain Jules Michelet en parlera avec sérieux, comme l’un de ces droits barbares du suzerain sur ses sujets. Et de 1854 à 1882, une violente polémique opposera des historiens des deux bords bataillant jusque dans les journaux à coups de chartes et de documents notariaux. Les uns affirment que des revendications incontestables existent au XIIIe siècle d’un droit seigneurial (et même ecclésiastique !) sur le corps des femmes serves lors de leur mariage. Les autres crient à l’invraisemblance, à la confusion sur la nature véritable de ce droit. Sur le fond, c’est de politique qu’il s’agit. À travers le droit de cuissage, c’est la Révolution que l’on juge : légitime révolte contre une noblesse esclavagiste pour les uns, violence injustifiée contre un régime respectueux de la morale chrétienne pour les autres.