Edgar Morin Mes amis, mes amours, mes idées...

À l’occasion de la sortie de son livre Les souvenirs viennent à ma rencontre, nous sommes allés rendre visite à Edgar Morin. Nous avons évoqué les événements et les rencontres qui l’ont formé, les idées et combats auxquels il tient. Mais nous avons aussi parlé d’avenir et des projets de cet éternel jeune homme de 98 ans.

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Je dois l’avouer : depuis quelque temps, à chaque fois que je vais voir Edgar Morin, je me dis : « C’est peut-être la dernière. » Comme il ne manque pas d’humour et de malice, il m’a répondu un jour : « C’est normal, je suis en période préposthume. » Mais les dernières fois, je ressors de chez lui avec une leçon de vitalité. À 98 ans, si on s’appelle Edgar Morin, on peut continuer à mener une vie riche et créative. Fin août 2019, je l’ai rencontré dans sa belle maison de Montpellier. Il revenait d’une tournée de conférences au Brésil tout en ayant fait un crochet par Rome où il a rencontré le pape François (« On a un projet ensemble ! »). Il m’avait alors parlé de ses mémoires qui allaient bientôt sortir. Rendez-vous fut donc pris avec l’intellectuel Mathusalem. Quelques semaines plus tard, je l’ai revu, souriant et serein. On a parlé de littérature, de cinéma, d’humanologie (un projet que l’on concocte ensemble et dont on reparlera bientôt dans Sciences Humaines). En arrivant chez lui, j’avais craint de voir un mort vivant, j’ai trouvé le bon vivant qui m’avait formulé naguère cette belle leçon de vitalité : « Tout ce qui ne se régénère pas dégénère (La Vie de la vie, t. II, La Méthode). » Edgar me confie même qu’il prépare un tour de chant ! Oui, il a prévu de monter sur scène pour chanter quelques chansons oubliées qui ont compté pour lui. Parmi elle, La Varsovienne, un chant révolutionnaire de la fin du 19e siècle. Sans se faire prier, il se met à la chanter. Je capture l’instant avec mon smartphone : la séquence vidéo est disponible sur le site de Sciences Humaines.

Ce livre – Les souvenirs viennent à ma rencontre – se présente comme un livre de « souvenirs » et non de mémoires. Quelle est la différence ?

Les mémoires se présentent généralement comme une biographie ou l’auteur suit un ordre chronologique ; elles supposent aussi un travail de documentation sur sa propre histoire pour recomposer sa trajectoire de vie, même si cette reconstitution est en partie factice.

Ce livre, je l’ai écrit dans l’élan où me sont venus les souvenirs. Ils ne sont pas exposés de façon chronologique. Ces souvenirs sont « venus à ma rencontre » comme l’annonce le titre. J’ai redonné ensuite un certain ordre pour la publication, mais j’ai voulu garder cet élan initial et focaliser mon attention sur les personnes, les rencontres, les événements qui ont été les plus marquants pour moi. Et qui m’ont forgé.

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L’ordre thématique prime en effet sur l’ordre chronologique. Ainsi, la confrontation avec la mort, qu’on pourrait attendre dans un chapitre final, est présente dès le début : avec l’histoire d’un petit garçon qui, très tôt, a été confronté à sa mort imminente.

Effectivement, j’ai croisé la mort très tôt. Dès le stade fœtal. Ma mère souffrait d’une maladie cardiaque et on craignait que son cœur ne puisse résister à un accouchement. Quand elle s’est retrouvée enceinte, elle a pris des médicaments pour m’avorter. Mais cela n’a pas marché : je suis donc passé à côté de la mort une première fois. Ma naissance fut une seconde confrontation à la mort, car je suis né étranglé par le cordon ombilical. Il a fallu plusieurs minutes pour me ranimer. Ce ne fut qu’in extremis, comme mon père le raconta bien plus tard, que le médecin m’a ramené à la vie. Cette présence de la mort ne m’a laissé aucune trace de souvenirs consciente bien sûr ; par contre, la mort de ma mère quand j’avais 10 ans fut un cataclysme fondateur : une perte de l’absolu qui m’a forcé à vivre sans absolu. Par la suite, j’ai encore frôlé la mort lorsque j’avais 20-25 ans durant la Résistance. Voilà pourquoi cette histoire commence avec la mort. Elle m’a hanté très tôt. Très tôt, j’ai compris que vie et mort étaient indissolubles.