Si la mondialisation a transformé les économies nationales, elle a également des répercussions sur les structures sociales et les rapports sociaux. En effet, toutes les catégories sociales n’ont pas le même accès à la mobilité internationale et aux ressources qu’elle requiert. La connaissance des langues étrangères reste par exemple socialement distinctive en France : trois quarts des ouvriers estiment n’avoir aucune connaissance utilisable en langue étrangère, alors que seuls 18 % des cadres et professions intellectuelles supérieures sont dans ce cas (1). L’habitude de voyager, la familiarité avec les pays étrangers, la dispersion géographique des réseaux relationnels et de la famille élargie sont encore plus sélectifs. Or ces ressources et ces savoir-faire internationaux prennent aujourd’hui une valeur croissante. Ils ouvrent en effet l’éventail des choix universitaires, professionnels ou matrimoniaux, confèrent légitimité et prestige aux classes supérieures les plus internationalisées. La mondialisation est ainsi un facteur qui pourrait changer l’équilibre des pouvoirs entre les différentes fractions de la bourgeoisie.
Du cosmopolitisme ancien de la noblesse…
Le cosmopolitisme des élites n’est pourtant pas en lui-même un phénomène nouveau. L’ouverture sur l’étranger est de longue date constitutive du style de vie aristocratique. Au sein de la noblesse, des alliances matrimoniales et des relations familiales savamment entretenues ont forgé au fil des générations des familles aux ramifications internationales multiples dont les propriétés foncières sont dispersées à travers l’Europe. Le « grand tour » qui apparaît dans l’aristocratie britannique au xvie siècle et se diffuse aux xviie et xviiie siècles chez les aristocrates du continent atteste de cette culture européenne des noblesses : pendant deux ou trois ans, les jeunes gens fortunés font un tour d’Europe qui les conduit de Rome à Paris en passant par la Touraine ou l’Espagne. Ils perfectionnent leur français et leur italien, visitent les familles amies et se familiarisent avec les mœurs des différentes sociétés de cour.
Dans la sphère économique, ce sont aussi des réseaux familiaux qui sont à l’origine des liens commerciaux entre les riches cités d’Europe, puis qui bâtissent la haute finance. Au début du xixe siècle, les cinq frères Rothschild, présents dans les capitales économiques de l’époque – Francfort, Vienne, Londres, Naples et Paris –, forment ainsi un dispositif dynastique particulièrement efficace, entretenu et consolidé par les mariages entre branches. L’expansion du commerce mondial au xixe siècle fait émerger une véritable bourgeoisie cosmopolite qui prend appui sur ces solidarités anciennes (2).
Les réseaux transnationaux qui mêlent inextricablement liens de parentés et d’affaires restent bien vivaces aujourd’hui. Dans la haute société, l’éducation des enfants inclut toujours une dimension internationale. Des collèges privés sélects, comme l’école du Manoir à Lausanne, Le Rosey à Rolle (Suisse), le collège de Sion à Sao Paulo ou l’école des Roches en Normandie, recrutent dans les hautes classes du monde entier. Des clubs réservés aux membres de la meilleure société organisent une sociabilité cosmopolite dans le confort et la discrétion. Ainsi le très select cercle de l’Union interalliée compte 55 nationalités différentes parmi ses membres et se trouve lié par des accords de réciprocité avec de prestigieux clubs étrangers. Les grandes chasses à courre, les compétitions de polo ou de golf, le yachting et les croisières, les manifestations mondaines comme le bal des débutantes sont d’autres occasions de réunir une petite société qui ne connaît pas les frontières (3).