En 30 ans, la précocité intellectuelle de l’enfant est devenue une préoccupation majeure des parents, professionnels de santé et enseignants. Qu’on les appelle « précoces » pour souligner leur avance intellectuelle, « surdoués » pour valoriser leurs dons, ou « zèbres » pour marquer leur différence, une chose est sûre : ces enfants à « haut potentiel » fascinent. On ne compte plus les émissions de télévision, les articles de presse, les ouvrages et blogs qui leur sont dédiés. Pourquoi cette question a-t-elle pris une telle ampleur ? Assiste-t-on à une augmentation du nombre d’enfants précoces, à une meilleure reconnaissance de leurs spécificités cognitives ? Ou faut-il chercher ailleurs les raisons de ce phénomène ?
La naissance d’une cause nationale
Répondre à ces questions suppose de faire un petit détour par l’histoire. En France, les premières mesures psychométriques remontent au début du 20e siècle, avec les travaux d’Alfred Binet et Théodore Simon sur les enfants déficients intellectuels. L’intérêt pour le surdon, parfois associé aux préoccupations eugénistes du régime de Vichy, est récent. Le sociologue Wilfried Lignier 1 situe à la fin des années 1960 le moment où cette question a émergé, non comme objet scientifique, mais d’abord en tant que cause militante. Une association pionnière se constitue en 1971 : l’association nationale pour les enfants surdoués (Anpes, actuelle Anpeip), créée par le psychologue Jean-Charles Terrassier. En 1978, son premier congrès d’ampleur est un échec médiatique : Le Monde, Le Figaro, Libération, tous y voient le spectre d’un projet politique visant la ghettoïsation d’une élite. Au cours de la décennie suivante, le discours militant est alors profondément remanié : l’approche psychologique est privilégiée ; le terme « surdoué » abandonné pour une terminologie plus neutre « précoce » ; tandis que le concept de « dyssynchronie », développé par J.C. Terrassier 2, donne corps à l’idée qu’un haut QI n’est pas qu’un avantage pour ces enfants en décalage avec leurs pairs. À partir des années 1990, l’Éducation nationale préconise d’adapter l’enseignement aux rythmes des enfants, quitte à différencier les apprentissages, ce qui rejoint les revendications des associations de parents. Parallèlement, l’intérêt populaire grandit grâce au développement à la télévision des reality show qui, avec l’aide des associations, mettent en scène les souffrances des enfants précoces et mobilisent l’opinion publique en faveur du « dépistage » des hauts QI. C’est finalement le rapport Delaubier, commandé en 2002 par le ministère de l’Éducation nationale, qui donnera à l’intelligence des enfants la visibilité d’une cause d’État : dès lors, la précocité intellectuelle est introduite dans le code de l’éducation, les ouvrages sur le sujet se multiplient tandis que l’université Paris-V devient le fleuron des premières recherches universitaires françaises sur les enfants à fort potentiel intellectuel.
Le meilleur pour son enfant
Malgré ces évolutions, l’attention institutionnelle portée à la précocité reste encore aujourd’hui bien moindre que l’investissement parental pour cette cause. En effet, de toutes les catégories médico-psychologiques reconnues par l’école, la précocité est la seule dont le repérage se fait majoritairement à la demande des parents. Et pour cause : toute la vulgate psychologique les y encourage ! Votre enfant est ennuyé par les activités routinières ? Il est passionné par le big bang ? Il est très sensible à l’injustice ? Il est peut-être surdoué !, clament les best-sellers de la précocité 3. À ces indices comportementaux peu spécifiques se superpose alors un discours alarmiste : « Il faut […] éviter deux risques majeurs identifiés lors de la non-détection de la précocité intellectuelle : la dépression et l’échec scolaire », peut-on lire sur le site de l’Anpeip qui plaide pour un repérage le plus précoce possible. Beaucoup de parents se retrouvent alors face à un diagnostic qu’ils désirent autant qu’il les effraie. Ainsi cette mère de famille, Pascale, qui est paniquée : l’enseignante de son fils lui a annoncé qu’il présentait des traits évocateurs de la précocité. Pourtant, quand un autre parent lui conseille de mettre en place les stratégies adaptées aux enfants précoces sans passer un test, elle s’indigne : « J’aurais l’impression d’être une usurpatrice si j’utilisais ce terme alors que mon enfant n’a pas été bilanté ! »