Enron : une drôle d'éthique financière

La « création de valeur pour l'actionnaire » s'est imposée comme la nouvelle éthique des affaires. Chronique d'une transformation en profondeur du capitalisme qui s'est soldée par le fameux scandale financier de 2001.

La faillite frauduleuse d'Enron en 2001 a été l'un des plus grands scandales financiers de tous les temps. Une firme célébrée par les journalistes économiques, encensée par les analystes financiers, certifiée par l'une des plus prestigieuses sociétés de commissaires aux comptes (Arthur Andersen) devait de longs mois de croissance de ses profits à une falsification pure et simple de ses comptes... Un an après l'éclatement du scandale, la valeur boursière de la firme avait été divisée par 350, réduisant en fumée l'essentiel de la retraite de ses salariés (composée à 60 % d'actions d'Enron).

La fausse revanche des actionnaires

La banqueroute de la firme énergétique comme celle du géant des télécommunications WorldCom, survenue quelques mois plus tard, représentent l'envers d'un nouveau modèle managérial. La « création de valeur pour l'actionnaire » est devenue dans les années 1980 la nouvelle éthique du monde des affaires. Le temps où les PDG géraient les entreprises dans leur propre intérêt, construisant d'immenses conglomérats sur lesquels ils exerçaient leur férule, était révolu. La presse économique voyait là « la revanche des actionnaires ». Les managers étaient à présent appelés à gérer leurs entreprises dans l'intérêt des véritables propriétaires de celles-ci, qui devraient désormais se replier sur leur « cœur de métier ». Les économistes racontaient une histoire similaire. Ils disaient, modèles de principal-agent* à l'appui, que le meilleur moyen pour les actionnaires de contrôler les managers consistait à indexer leur rémunération sur les gains de l'actionnaire. Et parce que le moyen le plus rapide d'augmenter ces gains est d'augmenter la valeur des actions, ils ont encouragé les conseils d'administration à payer les PDG avec des stock-options, grâce auxquelles, argumentaient ces économistes, les managers travailleraient pour accroître la valeur des actions.

Journalistes et économistes admettent aujourd'hui que les scandales des comptes falsifiés de Enron et de WorldCom sont le résultat de la nouvelle priorité des firmes. D'un coup, les dirigeants pouvaient construire d'immenses fortunes en mentant sur les gains réels de leurs entreprises, car ces mensonges avaient pour effet de propulser la cotation boursière de ces firmes. Les PDG avaient tout à y gagner car l'accroissement de la valeur des actions leur permettait de vendre leurs stock-options au prix fort.

Si la sociologie économique partage cette analyse, elle diffère quant à l'origine de cette nouvelle stratégie managériale. L'éthique de la création de valeur pour l'actionnaire a peu à voir avec les actionnaires eux-mêmes. Elle a été promue par des acteurs financiers qui y voyaient leur propre intérêt. La nouvelle stratégie a enrichi des firmes spécialisées dans les OPA agressives, les analystes financiers, les investisseurs institutionnels et les PDG eux-mêmes. Entre 2000 et 2003, les valeurs boursières américaines ont stagné, mais l'élite managériale des plus grandes firmes du pays a empoché 10 % de leurs profits. Aux Etats-Unis, les actionnaires sont aujourd'hui les caisses de retraite des salariés. Ce ne sont pas eux qui conduisent des Lamborghini ces jours-ci, mais plutôt les managers des fonds d'investissements.