Sciences Humaines : Vous êtes en France l'un des premiers économistes à vous être intéressé à la finance internationale. Comment vous est venu cet intérêt ?
Henri Bourguinat : Le fait est qu'au début des années 70, très peu d'économistes s'intéressaient à la finance internationale. Depuis lors, les vocations se sont multipliées ; la matière s'est même banalisée. En ce qui me concerne, la vocation est venue à l'époque où j'enseignais à Beyrouth. Mon traitement était versé en francs français et j'avais l'habitude d'effectuer le change auprès d'une banque française : la BNCI, l'ancêtre de la BNP. Apprenant cela, un étudiant me dit un jour : mais pourquoi n'allez-vous pas au souk des changeurs ? C'est alors que j'ai découvert un lieu très haut en couleurs où des Libanais installés dans de petits bureaux manipulaient des liasses de billets en toutes sortes de devises. Ils proposaient des marges qui étaient plus intéressantes que celles de la BNCI ! Comment faisaient-ils ? C'est en cherchant à répondre à cette question que je me suis intéressé aux marchés des changes et, de fil en aiguille, aux marchés financiers.
Aujourd'hui encore, ces derniers suscitent des réactions passionnelles, voire idéologiques. En tant qu'économiste, je ne suis ni pour, ni contre. Ils existent, j'essaie simplement d'en comprendre le fonctionnement.
SH : Comment procédez-vous ? Ces marchés apparaissent comme une nébuleuse...
H.B. : Pour comprendre les marchés financiers, sans doute faut-il commencer par ramener le phénomène à de plus justes proportions. Il faut naturellement partir des chiffres mais en les manipulant avec précaution. On a coutume de dire que les marchés dérivés- représentent jusqu'à 50 000 milliards de dollars. C'est énorme - pour mémoire, le budget de la France, c'est plus de 1 500 milliards de francs - mais ça n'a pas grand sens, car on comptabilise plusieurs fois les produits en circulation, notamment pour les dérivés.
SH : Depuis que vous étudiez ces marchés, quelles sont les évolutions qui vous paraissent avoir été les plus décisives ?
H.B. : Il y a, en premier lieu, à partir du début des années 80, la désinflation qui a eu pour effet d'accroître le rendement réel des placements financiers. Cette évolution met fin à ce qu'on a appelé l'économie d'endettement, autrement dit à la possibilité pour un emprunteur de s'endetter avec l'assurance de voir sa dette s'alléger au cours du temps du fait de l'inflation. Les taux d'intérêt réels (soit les taux d'intérêt nominaux diminués du taux de l'inflation) sont désormais positifs. Cette situation pénalise les emprunteurs au profit des prêteurs.
Il y a ensuite la déréglementation, soit la suppression du contrôle des changes. Concrètement, un détenteur de capitaux a désormais la possibilité de les placer à l'étranger, pratiquement où bon lui semble.
Il y a par ailleurs les innovations financières, l'apparition de nouveaux produits : les swaps, warrants et autres options de change. Ces innovations ont suscité beaucoup d'engouement. On a vu apparaître de jeunes loups de la finance : les golden boys. En France, de jeunes inspecteurs de la finance se lançaient dans le secteur privé : les fameux Bérégovoy boys, aux côtés de beaucoup d'ingénieurs.
Enfin, il y a eu la révolution technologique des télécommunications, de l'information et de l'électronique qui a rendu possible la cotation en continu 24 heures sur 24, en temps réel. C'est un changement désormais bien connu, banal à rappeler mais qui a transformé en profondeur les conditions de la finance internationale.
SH : Voilà pour les évolutions, mais ces marchés, que sont-ils exactement ?
H.B. : C'est un point d'achoppement de l'analyse. Qui dit marchés financiers pense souvent spéculateurs. En fait, ces marchés financiers recouvrent une diversité d'acteurs. Il y a les investisseurs institutionnels : les Sicav (Sociétés d'investissement en capital variable) en France, les fonds de pension ou de placement dans les pays anglo-saxons. Au cours de ces dernières années, ils sont parvenus à capter une part croissante de l'épargne internationale. Ils gèrent cette épargne en cherchant à obtenir une rentabilité aussi élevée et régulière que possible dans l'intérêt de leurs mandants, en l'occurrence les retraités. Ils utilisent pour ce faire des méthodes de plus en plus sophistiquées de gestion de portefeuille.