Entretien avec Kishore Mahbubani : L'Asie s'est réveillée

Après deux siècles qui ont vu le monde s’occidentaliser, celui-ci est en passe 
de s’asiatiser. Pour Kishore Mahbubani, les conséquences de ce basculement sont multiples.

Nous vivons aujourd’hui une nouvelle ère de l’histoire mondiale, nous dit Kishore Mahbubani. Une ère que l’on pourrait qualifier de miracle asiatique. Car elle met un terme à ce que l’économiste et historien Eric L. Jones appelait en 1981 le « miracle européen », alors qu’il essayait de qualifier cette période de deux siècles qui a vu l’Occident dominer le monde, économiquement, militairement et intellectuellement. Pour K. Mahbubani, cette exception européenne est en train de s’achever, et les pays asiatiques, irrésistiblement, regagnent sur l’échiquier mondial la place qui est la leur : la première.

 

Nous assistons, estimez-vous, à la fin de la domination occidentale sur le monde et à la réémergence de l’Asie. Sur quels indices vous appuyez-vous ?

Si je ne suis pas sûr que le terme de domination soit approprié pour qualifier le rôle mondial que l’Asie jouera demain, je suis en mesure d’affirmer qu’elle connaît une irrésistible croissance économique. D’ici à 2050, trois des quatre plus importantes puissances économiques seront asiatiques : la Chine mènera la course, suivie des États-Unis, de l’Inde et du Japon. Rien de nouveau de nouveau sous le Soleil, selon l’historien et économiste Angus Maddison, qui souligne que l’Asie a représenté près de 75 % du PIB mondial durant le Ier millénaire de notre ère, quand l’Europe en contrôlait à peine 10 %. Ce rapport-là n’a basculé qu’au XIXe siècle, en conséquence de la révolution industrielle en Europe.

Aujourd’hui, la majeure partie des économies qui connaissent les plus forts taux de croissance est en Asie, dont la Chine et l’Inde, qui sont de plus les nations les plus peuplées du monde. Dans le champ scientifique, le montant total des investissements en recherche & développement en Asie surpasse ses équivalents en Europe ou aux États-Unis. L’Occident accumule les déficits publics, quand l’Asie thésaurise son épargne.

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La première conséquence est que les Asiatiques investiront toujours plus dans la technologie. Ils prendront une part croissante de la recherche quand les universités et laboratoires occidentaux se débattront contre les coupes budgétaires. Un seul exemple : en trente ans, le nombre d’étudiants accueillis dans les universités chinoises a été multiplié par dix.

 

Pourtant, on constate toujours une fuite des cerveaux. Les meilleurs étudiants d’Inde et de Chine ne partent-ils toujours pas aux États-Unis ?

C’était vrai hier. L’ex-Premier ministre indien Rajiv Gandhi disait d’ailleurs qu’il valait mieux une fuite des cerveaux que des cerveaux non employés. Mais le fait est que, pour la première fois, lors des cinq ou dix dernières années s’est amorcé un mouvement inverse. Si les étudiants chinois ou indiens partent aux États-Unis, ils en reviennent aussi, pour travailler. Le New York Times a récemment dressé le portrait d’un maître de conférences chinois, qui a abandonné son poste à Princeton, sa belle maison de banlieue, pour revenir habiter un petit appartement dans sa patrie. Et pourquoi ? Simplement parce qu’il est convaincu que le futur est en Chine. Ceci ne risquait pas d’arriver il y a seulement vingt ans. Aujourd’hui, cette histoire relève de la routine.

 

À vous en croire, la croissance que connaît l’Asie aujourd’hui est un phénomène sans précédent dans l’histoire humaine. Pourquoi ?

Larry Summers, ex-secrétaire d’État américain au Trésor, disait que ce que connaît l’Asie aujourd’hui peut se comparer à ce qu’a vécu l’Europe lors de la révolution industrielle. À un détail près : ce que connaît l’Asie aujourd’hui réduit la révolution industrielle à peu de chose. On a pu calculer que la révolution industrielle a amélioré le confort des gens d’un facteur de 50 % en l’espace d’une vie humaine. Reporté à ce qui se passe en Asie aujourd’hui, le calcul de ce même facteur donne 10 000 % ! Oui, ce phénomène n’a aucun antécédent dans l’histoire.