Et donc Socrate est un chat

Des expériences l’attestent. Nous raisonnons davantage avec nos connaissances sur le monde qu’avec les règles de la logique.
« Tous les chats sont mortels. Socrate est mortel. Donc Socrate est un chat », affirme le logicien au vieux monsieur. « C’est vrai, j’ai un chat qui s’appelle Socrate », acquiesce ce dernier. Le raisonnement utilisé, un syllogisme composé de deux prémisses et d’une conclusion, est invalide (c’est un paralogisme). Cependant, les deux personnages le croient exact. Dans cet extrait de Rhinocéros, Eugène Ionesco se moque des limites de la logique humaine.
Et maintenant, un petit test. Réussirez-vous à résoudre l’énigme suivante ?
Quatre cartes sont posées sur une table. Chacune a un chiffre sur une face et une lettre sur l’autre, une seule face étant visible : D, K, 7, 5. Quelle(s) carte(s) faut-il retourner pour vérifier que la règle suivante est respectée ? « Si une carte a un D sur une face, alors elle porte un 5 sur l’autre face. » Il ne faut ni retourner une carte inutilement, ni oublier d’en retourner une.
Difficile, n’est-ce pas ? Si vous avez trouvé la solution, bravo ! Sinon, voici une chance de vous rattraper.
Quatre personnes sont dans un bar. Vous ne les voyez que de dos. La première boit une bière, la seconde une menthe à l’eau, la troisième est âgée de 15 ans et la quatrième en a 32. Quelle(s) personne(s) devez-vous interroger, sur leur âge ou sur le contenu de leur verre, pour vous assurer que tous respectent bien la règle suivante : si une personne boit de l’alcool, elle doit avoir plus de 18 ans ?
Là, c’est plus facile, et vous devriez tous avoir trouvé la solution. Il faut interroger la personne qui boit la bière, ainsi que celle qui a 15 ans. Et pour les cartes ? Il suffit de retourner le D, mais aussi le 7 (mais ni le 5, ni le K, qui ne nous apprennent rien sur la règle). Du point de vue de la logique formelle, ces deux tâches sont identiques. Pourtant, la plupart des sujets échouent lamentablement dans la première, très abstraite, et excellent dans la seconde, bien plus concrète et familière. Pourquoi ?

Concret et abstrait

La première tâche a été proposée par Peter Wason en 1966, la deuxième six ans plus tard par Philip Johnson-Laird. Avec ces deux versions, ce sont deux visions du raisonnement humain qui s’affrontent ; la théorie de la logique mentale et celle des modèles mentaux.
La théorie de la logique mentale a été formulée par le psychologue américain Martin Braine à partir des années 1970. Elle soutient que nous possédons naturellement les règles de la logique formelle. Ces règles sont par exemple les syllogismes (comme celui raillé par E. Ionesco) ou encore les raisonnements du type « si alors » (comme celui utilisé dans la tâche de Wason : « Si A alors B, si non B alors non A », appelés modus tollens).
Malheureusement, les résultats des premières expériences destinées à vérifier la rationalité de l’esprit humain sont implacables. Nous avons du mal à manier les formes de raisonnement abstraites. Face à des problèmes, même simples, la plupart d’entre nous commettent des erreurs grossières. Dans certaines tâches, le taux d’erreurs atteint même 80 % !
Comment expliquer ces erreurs ? Les tenants de la logique mentale n’en démordent pas. Pour eux, notre pensée est naturellement logique, mais perturbée par nos connaissances sur le monde ou nos difficultés de concentration. Une idée qui n’est pas éloignée de celle de René Descartes, qui expliquait nos erreurs de jugement par un débordement de notre sensibilité.
Pourtant, une autre vision de la pensée est possible, celle des modèles mentaux, formulée par P. Johnson-Laird dans les années 1980. Elle postule que nous n’avons pas besoin des règles de la logique formelle pour raisonner. Mais que nous utilisons des modèles mentaux, c’est-à-dire des représentations visuelles et spatiales de la situation à analyser, qui permettent d’aboutir à des conclusions logiquement valides. En effet, nous estimons qu’une conclusion est exacte si elle est vraie dans toutes les interprétations imaginables. Ceci expliquerait pourquoi nous résolvons plus facilement l’énigme du bar, très concrète, que la tâche abstraite des cartes, qui ne comporte aucun élément connu ou familier permettant d’élaborer un modèle mental.
À côté des modèles mentaux, il y a aussi les heuristiques, qui sont des procédés qui ont fait leurs preuves, et les schémas, qui sont des connaissances invariantes sur le monde. En plus d’être concret, il faut aussi qu’un problème renvoie à nos connaissances sur le monde. C’est ce que les psychologues français Emmanuel Sander et Christelle Bosc-Miné ont montré en 2007, à l’aide de tâches dérivées du Mastermind.
Des schémas et des heuristiques, nous en utilisons quotidiennement pour résoudre des problèmes. Supposons que j’aie égaré un trousseau de clés dans mon appartement. Pour le retrouver, je peux explorer systématiquement, pièce par pièce, tous les recoins. Cela prend du temps et de l’énergie, mais c’est efficace. Je peux aussi rechercher d’abord dans les endroits les plus habituels : dans mes poches, sur les meubles, etc. Cette stratégie basée sur l’expérience est plus efficace et plus rapide, mais aussi plus incertaine (si les clés ont glissé sous un meuble).

Une rationalité limitée

Cette idée est conforme aux théories du neurologue Antonio Damasio, qui affirme que le raisonnement à la Descartes, froid, calculé, précis, n’est pas forcément le plus efficace. Selon lui, nos affects aident notre raisonnement. Sur la base de nos émotions et de nos expériences passées, notre cerveau restreint automatiquement le champ des possibles et nous aide ainsi à choisir : c’est la théorie des marqueurs somatiques. A. Damasio décrit ainsi un patient, Elliot, dénué d’émotions suite à une lésion cérébrale. Elliot ne parvient plus à prendre les bonnes décisions. Il peine à trouver les plus pertinentes, il évalue mal les risques. Une bonne part de nos raisonnements reposerait ainsi sur des connaissances, des habitudes de pensée, des croyances, des émotions plutôt que sur les lois pures de la raison. C’est ce qu’on appelle la cognition chaude.
Entre logique mentale d’un côté, modèles mentaux et heuristiques de l’autre, faut-il choisir ? Rien ne nous y oblige, et rien ne s’oppose à ce que différents modes de fonctionnement coexistent, coopèrent, voire s’opposent dans certains cas. Pour le psychologue français Christian George, le raisonnement humain est polymorphique. Et selon les situations, les différents modes sont plus ou moins adaptés.
Nous ne sommes ni des machines logiques infaillibles, ni des êtres totalement irrationnels. Notre rationalité est simplement limitée. Finalement, notre cerveau est peut-être « une machine à se tromper », et donc à apprendre. La « bonne » intelligence est peut-être celle qui permet de s’adapter au monde, plus qu’une intelligence purement logique et abstraite. Peut-être aussi celle qui autorise flexibilité et créativité, et permet de conclure que Socrate est un chat.