Il est des délais de traduction qui ne trompent pas. Et le fait que les Recherches en ethnométhodologie (1) ont attendu quarante ans pour être publié en français peut être vu comme un signe de la profonde ambivalence des sociologues français vis-à-vis de ce courant. Une situation, à vrai dire, loin d’être franco-française. Publié pour la première fois en 1967 par le sociologue Harold Garfinkel, l’ouvrage fonde en effet une perspective de recherches radicalement nouvelle dans la discipline, prenant à contre-pied les façons de faire les mieux établies. D’où un statut paradoxal de classique marginal, ouvrage très largement cité et discuté (tout manuel de sociologie qui se respecte lui consacre un chapitre), mais dont le courant de recherches qui s’en inspire est resté à la périphérie de la discipline. Qu’y a-t-il donc de si inouï dans les propos de H. Garfinkel ?
Comment l’ordre est-il produit ?
Pour le comprendre, il faut brièvement rappeler le contexte d’apparition de l’œuvre. Né en 1917, H. Garfinkel est au début des années 1950 inscrit en thèse sous la direction du sociologue Talcott Parsons. Figure marquante de ce que l’on a appelé le fonctionnalisme, ce dernier est marqué par le problème de l’ordre : pourquoi y a-t-il dans le monde social de l’ordre plutôt que le chaos ? La réponse qu’il apporte dès 1937 (dans The Structure of Social Action) à cette question est que les individus agissent en suivant « des modèles normatifs qui règlent les conduites et les appréciations réciproques ». Ces normes sont incorporées par les individus au cours de la socialisation et appliquées sans même avoir besoin d’y réfléchir. Parallèlement, H. Garfinkel se nourrit aussi de la pensée du sociologue Alfred Schütz (1899-1959). Inspiré par la phénoménologie d’Edmund Husserl, il tente de décrire l’expérience individuelle du monde social comme un monde intersubjectif allant de soi, un monde de routines.
La production d’un monde quotidien ordonné, non problématique, routinier fascine également Garfinkel. Mais les réponses de ses prédécesseurs ne le satisfont guère. En effet, dans les deux cas, tout se passe comme si les normes ou les routines agissaient de leur propre force, comme si les individus, dans leur action ordinaire, ne faisaient qu’appliquer mécaniquement des règles qui leur seraient extérieures. Et que, symétriquement, le sociologue n’avait rien à dire sur la manière dont concrètement les gens (inter)agissent ou se comprennent. Les Recherches va illustrer le point de vue opposé. Pour le fondateur de l’ethnométhodologie, l’ordre social (un monde prévisible) ne s’impose pas aux individus, il est produit par eux. S’appuyant notamment sur l’interactionnisme symbolique et le courant pragmatique, il montre que loin d’être des idiots culturels agissant selon des alternatives préétablies, les individus ont des compétences pour interpréter la situation dans laquelle il se trouve et y agir convenablement. La science des ethnométhodes, c’est-à-dire des « procédures appuyées sur un stock de connaissances qu’utilisent les membres dans leur activité quotidienne », vise donc à rendre compte le plus finement possible « de la manière dont les individus font et disent ce qu’ils font et disent lorsqu’ils agissent en commun, dans le but de découvrir les “méthodes” qu’ils utilisent pour accomplir, au moment même où ils le font, l’activité pratique dans laquelle ils sont pris (2) ».