Que signifie concrètement être « un historien marxiste », dans votre manière d'aborder l'histoire du XIXe et du XXe siècle par exemple ?
Pour un marxiste, l'histoire est en premier lieu une discipline qui s'occupe de l'évolution du genre humain. Cette évolution s'opère par une action innovatrice ? c'est-à-dire de plus en plus consciente ? du travail humain sur la nature. Selon les critères de la géologie et même de la paléontologie, c'est une histoire extrêmement brève. Il n'y a que dix mille ans qui nous séparent de l'invention de l'agriculture, qui a permis l'accumulation en permanence d'un excédent de production sur la consommation, et donc de sa mise en valeur permanente, et ce à des fins à la fois politique, sociale et culturelle. Cela s'est produit à travers un mécanisme de l'accaparement privilégié de cet excédent par les classes institutionnelles dirigeantes, et par des divisions spatiales du travail à différentes échelles, urbaines, locales, nationales et aujourd'hui mondiales.
Ces mécanismes n'ont jamais cessé d'opérer. Depuis le début du XVIIIe siècle, on assiste à une accélération absolument extraordinaire de cette évolution, et ce à une échelle de plus en plus globale, grâce à la percée du système économique capitaliste, dont la base est d'abord industrielle, et ensuite de plus en plus technologisée. Le capitalisme a multiplié de façon exponentielle la capacité productrice de l'humanité et continue encore à le faire. Dans le dernier demi-siècle, l'accélération, et les transformations qui en découlent, nous ont précipités dans une époque où toute la longue durée de Fernand Braudel se raccourcit au temps court de l'histoire événementielle et même à l'expérience de la vie individuelle.
La seule façon d'aborder l'histoire mondiale de ces derniers siècles, c'est à partir de l'analyse historique des mécanismes, du rythme et des fonctionnements de l'économie capitaliste, dont Karl Marx a été le pionnier. C'est ce que j'ai tenté de faire dans mes oeuvres de synthèse portant sur les deux derniers siècles, y compris en ce qui concerne les phénomènes de mondialisation. Et cela suppose, comme chez K. Marx, la critique continue de ces processus du capitalisme.