Née dans ce qui est alors la partie russe de la Pologne, Rosa Luxemburg soutient une thèse d’économie consacrée à l’industrialisation de la Pologne et participe à la fondation du SDKP, branche polonaise de la social-démocratie. Arrivée à Berlin à la fin des années 1890, elle s’affirme comme une théoricienne et polémiste redoutable, opposée à toute réforme du marxisme. Son activité militante sera consacrée à en défendre la dimension révolutionnaire, contre la bureaucratie et le chauvinisme qui gagnent peu à peu la social-démocratie allemande. R. Luxemburg est une des plus farouches opposantes à la guerre de 1914, ce qui lui vaut plusieurs arrestations et l’amène à rompre avec son parti, rallié au mouvement dit de « l’Union sacrée » contre l’Allemagne. À la suite d’une insurrection manquée, elle est finalement assassinée en janvier 1919 par une milice commanditée par ses anciens camarades socialistes.

La théorie économique de R. Luxemburg comprend notamment une critique du courant institutionnaliste qui se développe alors en Allemagne. Sous le nom de « socialisme de la chaire », certains économistes, comme Werner Sombart (1863-1941), envisagent en effet la mise en place d’une économie de marché régulée par l’État, perspective présentée comme une alternative aux projets révolutionnaires de la social-démocratie. Dans une série d’articles, R. Luxemburg tâche de réfuter cet institutionnalisme qui, selon elle, perd de vue la dimension mondiale et incontrôlable du capitalisme. Dans le cadre de ses cours à l’école du Parti, elle est amenée à préciser ses théories. Dans L’Accumulation du capital (1913), elle critique le livre II du Capital et ses « schémas de reproduction » : Karl Marx semble alors envisager la possibilité d’un développement harmonieux du capitalisme, c’est-à-dire d’une croissance proportionnée des différentes branches constitutives de l’économie.
Pas de capitalisme pur
En réalité, selon R. Luxemburg, Marx omet de poser la question, pourtant décisive, du moteur de l’accumulation, c’est-à-dire des facteurs qui poussent les capitalistes à investir. Ce moteur est à chercher dans les débouchés escomptés, mais ceux-ci ne sauraient exister dans un capitalisme pur où les travailleurs sont sous-payés et les capitalistes contraints d’épargner pour survivre. C’est pourquoi le capitalisme n’existe qu’en tant qu’il conquiert et détruit, en permanence, un « dehors », ce qui constitue la racine de l’impérialisme, pour R. Luxemburg. Mais cela traduit également la précarité du mode de production capitaliste, qui ne surmonte ses contradictions qu’au prix d’un élargissement impossible à maintenir indéfiniment, du fait des limites même du monde. Les démonstrations de R. Luxemburg seront très critiquées mais de nombreux économistes s’accordent pour saluer la justesse et l’intérêt scientifique de ses intuitions.
Cet article est une version reprise et éditée de l’article paru dans « Les 100 penseurs de l’économie », Hors-série Les Essentiels, avril-mai 2019.
Guillaume Fondu
Philosophe et chercheur, auteur de La Naissance du marxisme, CNRS éd., à paraître en 2023.