Familles : des générations solidaires

L'idée circule que la famille se désagrège, que ses liens se distendent. Les enquêtes montrent au contraire que les solidarités existent, faites d'échanges de services et de biens. Les grands-parents en sont de plus en plus le pivot.

La solidarité existe dans la famille moderne, toutes les enquêtes le démontrent. Elle est faite d'un mélange de sentiments et d'obligations, de contraintes formelles ou informelles. Elle se concrétise dans des pratiques familiales d'entraide qui recouvrent un large éventail d'échanges, domestiques, matériels, financiers, des aides au logement, des services de toute nature. Ces solidarités s'exercent en majeure partie le long de la chaîne générationnelle, entre grands-parents, parents, enfants. Mais si les solidarités intergénérationnelles témoignent dans l'ensemble d'une grande vitalité, elles sont inégalement développées selon les familles. En s'interrogeant sur l'origine de ces inégalités, on soulève aussi la question du fondement même des solidarités : quel est le ciment familial qui les maintient ?

Les différences entre les solidarités familiales s'expliquent tout d'abord par les inégalités de ressources. La capacité potentielle d'aide, en argent, en moyens matériels, en capital social et en temps, favorise le développement de l'entraide (plus on possède, plus on peut donner et recevoir). Mais si le niveau de ressources a une influence certaine, il ne joue pas seul. De nombreux autres facteurs interviennent. La structure démographique de la famille contemporaine influence aussi la qualité des relations et les formes d'échanges. L'augmentation spectaculaire de la longévité et la chute de la fertilité ont dessiné une nouvelle famille : plus réduite au niveau d'une génération, mais plus étendue verticalement, avec trois ou quatre générations qui coexistent. Dans la famille de Claire, il y a ainsi de nombreux échanges à travers quatre générations. Première petite-fille, adorée et choyée, la voici devenue maman. Elle fait alors le cadeau à ses grands-parents d'une arrière-grand-parentalité dynamique, en les impliquant dans la garde de son bébé. « Ils ont cette jeunesse d'esprit que plein d'autres gens n'ont pas, à 84 ans. [...] Grand-mère est hyper jeune, c'est hallucinant. J'ai parlé de mes problèmes de jeune fille avec ma grand-mère comme je pouvais en parler avec ma mère. » Le lien se renforce donc entre générations, ainsi que les influences à double sens (les enfants influençant en retour parents et grands-parents).

Les distances géographiques conditionnent également les rencontres et les types de services susceptibles d'être échangés, tels que la garde des petits-enfants ou les soins apportés aux parents âgés dépendants. La proximité géographique existe d'ailleurs dans la majorité des familles et n'est pas due au hasard ; elle correspond aux choix de ses membres de se rapprocher et de vivre dans une « intimité à distance », selon l'expression de Léopold Rosenmayr, un compromis entre individualisme et interdépendance. Les circonstances interviennent aussi pour activer les solidarités. L'entraide familiale est particulièrement mobilisée quand un membre de la famille traverse des moments difficiles (divorce, chômage, problème de santé, décès d'un proche...). Les plus exposés, les jeunes, les femmes, les familles monoparentales, sont les mieux secourus, comme le montre une enquête conduite par Catherine Bonvalet 1. Le support fourni par la famille, surtout en cas de crise, est aussi fonction des politiques sociales. Contrairement à une opinion courante, les prestations sociales n'entraînent pas un désengagement de la famille, au contraire. Il se produit en réalité une véritable synergie entre les aides privées et les aides publiques. Les études comparatives européennes montrent que les solidarités familiales sont les plus actives dans les sociétés dans lesquelles la protection sociale est la plus généreuse (comme la France ou les pays scandinaves), et qu'elles sont impuissantes à résoudre les situations difficiles en cas de carence d'aide publique, même dans les cultures méditerranéennes réputées pour leurs traditions familiales. L'exemple des Antilles est à ce niveau très révélateur. Une étude menée en Guadeloupe a montré une inversion du sens des solidarités, dans une société marquée par une tradition de respect des plus âgés 2. En l'espace d'une génération, « l'enfant ressource », faiblement scolarisé et mis tôt au travail, a fait place à « l'enfant projet », encouragé à poursuivre ses études et investi d'une mission de promotion sociale, au bénéfice de l'ensemble du groupe familial. En outre, le statut des plus âgés, fragilisés par la transition accélérée du rural à l'urbain, a pu se maintenir grâce aux retraites. Celles-ci leur ont permis de jouer un rôle économique dans la lignée et de développer plus pleinement un rôle de grand-parent. La retraite leur a donné aussi du temps disponible pour s'occuper des petits-enfants, ce dont ils n'avaient guère le loisir quand ils devaient travailler aux champs jusqu'à la limite de leurs forces.

Bien sûr, le degré de cohésion interne, les ruptures conjugales et les mésententes entre proches rejaillissent sur les relations et ont tendance à affaiblir les échanges. Dans les recompositions familiales, les liens de filiation, même s'ils restent un élément de stabilité, se distendent, sous l'effet de la multiplication des lignées et de leur mise en concurrence.

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Ces nombreux facteurs ne suffisent pourtant pas à expliquer les différences d'une famille à l'autre. Les pratiques d'entraide relèvent aussi de particularités familiales, de microcultures sécrétées par chaque famille. Celles-ci transparaissent dans les paroles des enquêtés, dans la façon dont ils relatent et commentent l'exercice des solidarités dans leurs propres familles. Les analyses statistiques montrent quant à elles le poids de l'histoire unique de chaque famille. Un véritable jeu des réciprocités existe, le plus souvent différées dans le temps. Le point de vue des personnes âgées et leur histoire familiale en sont un des meilleurs reflets.