Figures de lecteurs

Dis-moi ce que tu lis, je te dirai qui tu es. S'il est effectivement possible d'établir des corrélations entre lecture et déterminismes sociaux, d'autres types de généralités ne s'appliquent pas. Une analyse des pratiques nous révèle par exemple que la lecture, loin de connaître une phase de déclin, est aujourd'hui en plein processus de diversification.

Depuis quelques années, les médias français annoncent régulièrement l'irrémédiable déclin de la lecture. Ce catastrophisme repose en général sur l'exploitation hâtive d'enquêtes au demeurant sérieuses. Ces enquêtes font apparaître la baisse du nombre de livres lus annuellement par chaque individu et la persistance d'un nombre significatif de jeunes illettrés à la sortie de la scolarité obligatoire.

Un examen moins partial de la situation révèle une réalité plus complexe : d'autres enquêtes montrent aussi que le nombre de lecteurs de livres n'a cessé d'augmenter dans la société française (de 60 % de la population à la fin des années 60, à 70 % aujourd'hui) et que le nombre de livres vendus a régulièrement augmenté au cours de la même période (désormais 400 millions par an). Cette apparente contradiction plaide en faveur d'une analyse nuancée. Les chercheurs préfèrent donc la thèse de la diversification à celle du déclin, rappelant la multiplicité des lecteurs et de leurs pratiques. « Plus de petits lecteurs et moins de gros lecteurs », résume par exemple le sociologue Christian Baudelot, soulignant notamment l'influence positive du collège sur les pratiques de lecture des adolescents.

Comme l'ont notamment montré les travaux de Roger Chartier, les pratiques de lecture ont toujours été situées historiquement et sociologiquement. Autrement dit, les finalités de la lecture ont varié dans le temps et n'ont jamais été les mêmes pour tous les lecteurs. Au Moyen Age, la lecture est à vocation essentiellement religieuse. A la Renaissance, se répandent dans certaines élites les lectures d'instruction ou de distraction cultivée (traités d'astronomie, livres de chasse, contes, romans courtois, poèmes). La révolution de l'imprimerie ouvre ensuite la porte à une lecture ordinaire, celle des almanachs et des premiers journaux colportés dans les provinces, instruments de propagande et de diffusion d'une culture populaire où l'astrologie côtoie les exploits légendaires des héros de la chrétienté. Puis l'école apparaît, et avec elle la lecture imposée des textes canoniques du moment, abécédaires et catéchismes rudimentaires pour le peuple, morceaux choisis de la littérature gréco-latine pour l'élite. Aux xixe et xxe siècles, l'extension de la scolarisation va donner à l'école un remarquable pouvoir de prescription sur les pratiques de lecture. Au lycée notamment, se construit un corpus d'oeuvres canoniques, qui s'enrichit au fil du temps de nouveaux auteurs admis au programme, et dont la lecture s'accompagne d'un travail d'interprétation esthétique. Gérard Mauger, Claude Poliak et Bernard Pudal soulignent que cette « lecture lettrée, confondue avec la pratique professorale du commentaire » est devenue aujourd'hui la pratique de référence des milieux cultivés.

Témoin, ce professeur agrégé de lettres, issu d'une famille populaire et dont les auteurs préférés sont Balzac, Proust, Michel Tournier et Francis Ponge, sur qui il a écrit une thèse : « J'ai compris ce qu'était la littérature en l'étudiant. Ce qui n'avait pas de sens a pris un sens : l'histoire est devenue moins importante que le style. » C'est désormais à l'aune de cette lecture lettrée que les autres usages de la lecture, les usages ordinaires (information pratique, dévotion religieuse, instruction, découverte, divertissement...) sont implicitement hiérarchisés. Ainsi, un couple de viticulteurs interrogé par B. Pudal répond ne pas avoir lu de livre l'année précédant l'entretien, alors que l'enquêteur recense 150 à 180 livres dans la maison et que les deux époux disent consacrer quotidiennement de 30 à 45 minutes à la lecture. C'est que, outre le quotidien régional, les revues professionnelles et le magazine Capital, les livres lus par la famille sont essentiellement des ouvrages de géographie touristique, d'information pratique ou quelques romans populaires. Ils ne sont donc pas perçus par les lecteurs eux-mêmes comme des lectures légitimes, surtout face à un enquêteur venu de l'université. Le capital scolaire est donc aujourd'hui un facteur déterminant de la différenciation des pratiques de lecture. Plus on est diplômé, plus on lit, et on ne lit ni la même chose ni de la même façon selon le niveau et la nature du diplôme.