L’éloquence politique qu’elle soit ancienne ou moderne se définit avant tout par son caractère d’ambivalence. Elle suscite en effet l’admiration mais aussi la défiance et même le rejet. Fondamentalement, elle présente donc un caractère double. D’un côté, elle est considérée comme un complément indispensable à toute action politique notamment en situation de démocratie. Ceux qui détiennent le pouvoir ont l’obligation de venir s’expliquer sur ce qu’ils font. Ils doivent rendre des comptes d’une manière publique, soit devant une assemblée soit, comme aujourd’hui, devant la nation tout entière par l’intermédiaire des médias audiovisuels. Dans un contexte particulièrement intense, au milieu d’une crise, un orateur doit savoir convaincre par des arguments mais il doit aussi pouvoir entraîner les âmes et les corps en vue d’une action concrète et collective (partir en guerre par exemple). Le discours politique atteint ainsi parfois au degré suprême de l’éloquence comme le montre l’exemple du discours de Churchill dit du « sang et des larmes » du 13 mai 1940 (en réalité « blood, toil, sweat and tears »). Et pourtant, d’un autre côté, l’éloquence est aussi indissociable de la mauvaise réputation qui l’accompagne depuis son origine. Un discours qui vise à l’éloquence tutoie facilement la « grandiloquence », il peut tomber dans l’emphase et même le ridicule. L’arme du discours politique se révèle donc toujours à double tranchant. Certes, les procédés de la rhétorique peuvent apporter une aide précieuse à l’orateur en lui indiquant l’art de faire des « beaux » discours. Mais ces procédés sont aussi souvent critiqués pour le vide de leur contenu. Ne sont-ils pas capables de cacher l’absence de fond derrière les séductions de pure forme ?
Convaincre mais aussi toucher
Ce double héritage à la fois positif et négatif vient de loin : il est ancré au plus profond de la culture occidentale. Dans l’Athènes démocratique du Ve siècle, l’éloquence est la qualité indispensable pour tous ceux qui aspirent à jouer un rôle dans la cité. Cela peut être pour plaider en justice mais surtout pour peser sur les discussions des assemblées. Périclès est un modèle d’éloquence (dans la retranscription faite par Thucydide) non seulement parce que son discours est fondé sur des arguments rationnels mais surtout parce qu’il galvanise les citoyens d’Athènes. Il réussit à cristalliser une émotion commune, à emporter la conviction sur le caractère juste de la guerre menée contre Sparte tout en persuadant les plus valeureux de faire cette guerre, d’aller jusqu’au sacrifice de leur vie s’il le faut. Il faut non seulement « convaincre » mais aussi « toucher » dira plus tard Voltaire. C’est, toutefois, ce mélange entre ethos et pathos qui a pu être jugé impur. Platon critique ainsi les « sophistes » parce qu’ils se consacrent à la formation politique des jeunes aristocrates (et se font payer pour cela) et parce qu’ils privilégient avant tout l’effet immédiat de la rhétorique. Plutôt que de rechercher la vérité pour elle-même, ils se contentent d’une façade de vérité. Aussi, savoir se méfier des effets de l’éloquence, savoir douter des formes superficielles de vérité est devenu, au cœur de la Grèce ancienne, le geste fondateur de la philosophie.
C’est avec le développement de la tradition chrétienne que cette double image de l’éloquence a pu s’inscrire dans une culture populaire beaucoup plus large. Pour saint Augustin, la foi ne peut venir que de l’ouïe (selon l’épître aux Romains fides ex auditu). Elle est un fruit du discours et de l’éloquence. La parole devient ainsi la clef de diffusion du christianisme. L’éloquence est même considérée comme sacrée car elle possède un statut théologique. Elle est le véhicule non pas seulement de paroles rituelles mais de la présence réelle de Dieu parmi les fidèles. On retrouvera cela plus tard dans l’éloquence révolutionnaire ou l’éloquence des divers socialismes : il faut rendre palpable par la magie du discours la croyance en un monde meilleur. L’éloquence du sermon doit s’adresser à tous, aux lettrés comme aux illettrés, aux habitants des villes comme aux paysans. Luther disait ainsi parler en priorité aux « valets et servantes » quand il montait en chaire : il fallait accomplir le but visé par la Réforme protestante d’une « démocratisation » de la foi.