Chaque société construit au cours de son histoire son propre modèle éducatif, sa conception des apprentissages scolaires, son style pédagogique, ses programmes et ses institutions. On n’enseigne pas exactement de la même manière dans des pays pourtant proches, et les systèmes scolaires restent profondément singuliers. Il serait cependant très discutable de hiérarchiser les modèles scolaires car, à l’exception des systèmes scolaires de quelques sociétés scandinaves exceptionnellement riches, égalitaires et « vertueuses », il est très rare que les écoles soient parfaitement efficaces, équitables et bienveillantes. On a pourtant longtemps attribué de grandes vertus au modèle scolaire français, parce qu’il est parvenu à former les citoyens de la République, à construire la nation moderne et à produire une élite étroite mais efficace. Aujourd’hui, ce modèle se heurte manifestement à de grandes difficultés, mises en lumière par les comparaisons internationales et par les sentiments de crises qui envahissent souvent les acteurs de l’école.
Le modèle républicain
◊ L’école sanctuaire. Rivale de l’Église et lui ressemblant par bien des aspects, l’école républicaine française, inaugurée par les lois Ferry de 1882, est une institution centralisée et homogène sur l’ensemble du territoire. Les établissements y sont conçus comme des sanctuaires où s’appliquent des règles universelles, où s’enseignent des programmes nationaux, où s’appliquent des examens nationaux qui ponctuent les parcours. Chaque enseignant bénéficie de l’autorité morale et « sacrée » d’une institution identifiée à la nation, à la raison et à la grande culture des Humanités. Hérités des collèges jésuites, les exercices scolaires y sont très formalisés jusqu’à la dissertation de philosophie couronnant la formation des élites au lycée. Dans cette tradition scolaire visant à former des citoyens plus que des travailleurs ou des individus « épanouis » et singuliers, les passions et les intérêts sociaux ne sauraient franchir les murs de l’école. Les filles et les garçons sont séparés, les entreprises et les parents sont tenus hors les murs, afin que les disciplines s’appliquent dans toute leur objectivité. Bien sûr, ce modèle clos et rigoureux a été atténué par la générosité et la « vocation » des maîtres qui participaient souvent à la vie des villages et des quartiers où ils travaillaient. Mais il n’empêche que ce modèle de l’école sanctuarisée pèse encore lourdement sur notre mémoire et notre imaginaire scolaires.
◊ Instruire ou éduquer ? L’obligation de partager l’emprise scolaire avec l’Église a conduit l’école républicaine française à instaurer une claire distinction entre l’instruction et l’éducation : l’école instruit, les familles et, éventuellement, les églises éduquent. Plus précisément, quand l’école éduque et transmet des valeurs morales aux élèves, elle le fait d’abord par la transmission des savoirs et par l’objectivité même des disciplines. Elle éduque par la raison plutôt que par les sentiments et les expériences. Cette distinction instaure un profond clivage entre l’élève – être de raison que l’on instruit – et l’enfant – être subjectif et singulier que l’on éduque ailleurs qu’à l’école. Cette distinction correspond très largement à celle du sacré et du profane, de l’universel et du singulier. La séparation de l’instruction et de l’éducation, de l’élève et de l’enfant, est au principe de la conception française de la laïcité, qui renvoie les cultures particulières et les croyances religieuses dans l’espace privé. Ainsi, l’école républicaine ne connaît que des élèves, et tout le travail scolaire est concentré sur l’apprentissage des savoirs. Le poids de cette conception est encore si fort que les vieux débats se déplacent dans nos querelles scolaires actuelles : opposition entre les « républicains » et les « pédagogues » et, plus près de nous, opposition entre les « savoirs » et les « compétences ».