Le 9 juillet 2018, devant les parlementaires français réunis en Congrès à Versailles, Emmanuel Macron déclare solennellement vouloir « redonner corps à une République contractuelle (…). Celle qui permettra de jeter les bases d'un nouveau contrat social ». Ce jour-là, le président de la République tirait sur une ficelle bien connue, maintes fois utilisée par ses prédécesseurs qui, avant lui, mirent à l’agenda des « Grenelles » (de l’environnement, de l’insertion), planifièrent des « pactes » (de stabilité, de responsabilité) et convoquèrent des « états généraux » (de l’alimentation, de la bioéthique). Ces mobilisations collégiales, ces « conventions » et ces « contrats » desquels sont censés jaillir la concorde et l’apaisement traduisent, à chaque fois, une même volonté : celle de recréer, par la médiation, des instants fondateurs.
Le « contrat social » est-il une banale potion de jouvence politique ? Ses trois plus éminents théoriciens que sont Thomas Hobbes (1588-1679), John Locke (1632-1704) et Jean-Jacques Rousseau (1712-1778) l’avaient conçu très différemment, comme une fiction anthropologique. En rembobinant le fil jusqu’à imaginer ce que serait l'état de nature – cet embryon de société humaine encore dépourvue de souverain – puis en décrivant l’acte inaugural grâce auquel les volontés individuelles vont s’assembler, les penseurs contractualistes tentent avant tout d’expliquer ce qui fonde l’obéissance des citoyens envers l’autorité politique et législative. Leur entreprise philosophique ne cherche pas à décrire une quelconque réalité historique. Ils ambitionnent plutôt de déconstruire méthodiquement les ressorts de l’État moderne, cet étrange artifice qui bénéficie toujours aujourd’hui de notre assentiment : « Cette étrangeté est encore la nôtre, avertit Jean Terrel, philosophe spécialiste de Hobbes, c’est par fiction, à travers nos représentants, que nous sommes législateurs 1. » Issu du droit privé, le contrat est un accord juridique grâce auquel deux ou plusieurs parties s’obligent les unes envers les autres, dans le cadre, par exemple, d’un échange commercial. Une telle convention se noue entre des particuliers libres et pleinement conscients de ce qui les engage : la tromperie et la contrainte constituent des cas de nullité contractuelle. Transposé à la chose publique, cet accord devient alors l’acte primitif grâce auquel des volontés indépendantes et autonomes vont non seulement mettre en ordre les relations sociales, mais aussi définir les conditions d’acquisition et d'exercice de la souveraineté. Une trouvaille conceptuelle qui n’a rien d'un effet de manche rhétorique : en consacrant les individus comme clé de voûte de la puissance de l’État, l’idée de contrat social fait vaciller l’approche paternaliste du pouvoir souverain à laquelle toutes les monarchies de droit divin sont adossées. Elle permet, à partir du 16e siècle, de rendre compte des liens qui obligent le souverain envers ses sujets, et inversement. Parce qu’elle pose l’individu en sujet doté de droits, bénéficiaire autant qu’acteur légitime de l’action politique, une telle doctrine fut sujette aux scandales et aux accusations d’hérésie (encadré ci-dessous).
Hobbes : le Galilée de la science politique
Thomas Hobbes est reconnu comme le premier auteur à faire coïncider dans un même système l’état de nature, le droit naturel, le contrat social et la souveraineté, notions sur lesquelles se fonde le contractualisme moderne (ci-dessous). En 1651, il livre Léviathan, ouvrage qui sera élevé au rang de chef-d’œuvre de la philosophie politique anglaise. Le contexte britannique est alors marqué par dix ans de guerre civile. La fameuse « Grande Rébellion » a, deux ans plus tôt, débouché sur l’exécution du roi Charles Ier et l’abolition de la monarchie. L’Angleterre est à l’orée d’une nouvelle ère qui voit la puissance ecclésiastique décliner au profit de la puissance civile. Ce nouveau monde « n’est plus le monde divin, immobile et plat, c’est le monde profane de l’action historique, le monde de la volonté et du calcul, c’est le monde des forces et de la force. C’est un monde qui n’est pas exactement sans dieu, mais où dieu est un mot. Autrement dit, il suffit de se mettre d’accord sur les définitions de ce mot – et de quelques autres. », éclaire le philosophe Gérard Mairet en préface du Léviathan. Car Hobbes aborde la science politique en géomètre : il veut définir des objets, des corps politiques, leurs implications et leurs interactions de la même façon qu’un Galilée – dont il se revendique – s’est appliqué à le faire pour les corps célestes. Les premiers chapitres du Léviathan se réclament d’un projet d’ordre sémantique aussi minutieux qu’ambitieux : celui de fixer une définition à l’animal humain et à ce qui le meut. La réponse du philosophe anglais tient en quatre points : les hommes sont animés par les passions (amour, colère, appétit, courage, etc.) ; ces passions – et les pensées qui s’y rapportent – sont identiques chez tous ; elles ont une origine physiologique, les « sensations du corps » ; enfin, la définition du juste et de l’injuste résulte de la coutume, mais aussi des passions et des intérêts particuliers de chacun. Au royaume des hommes, ces catégories sont débattues sans cesse, « par la plume et par l’épée », nous dit Hobbes. Rien ne saurait les fixer définitivement à la manière de lois géométriques. C’est là que l’État intervient. La souveraineté consiste à canaliser les passions et à définir les vérités publiques : ce qui est autorisé et ce qui est punissable, ce qu’il faut croire et ne pas croire. Hobbes n’hésite pas à faire de la religion un instrument politique : « Dieu est roi de toute la Terre par sa puissance, mais c’est par convention qu’il l’est de son peuple élu. » Et le philosophe d’expliquer que les croyances religieuses permettent de manipuler l’ignorance des hommes pour rendre les lois plus acceptables, d’imposer des rituels et des comportements sacrilèges auxquels la société doit, épisodiquement, sa bonne fortune et son malheur.