Comment comprendre sur la longue durée la grande instabilité des régimes politiques en Afrique subsaharienne, qui sont souvent des régimes autoritaires et, quand ils sont démocratiques, connaissent de grosses crises (pensons à la Côte-d’Ivoire) ?
Si l’on met en perspective la question de l’Etat en Afrique sur la longue durée, on s’aperçoit que l’instabilité politique existait déjà bien avant la colonisation… D’une part, il faut rappeler qu’il existe depuis bien longtemps des Etats en Afrique : contrairement à une idée reçue, royaumes, empires, chefferies ont existé en plus grand nombre que les sociétés dites « sans Etat » ou acéphales, ce qui inclut des traditions de cour, des palais, des aristocraties, des armées ! On sait aujourd’hui beaucoup de choses sur ces Etats, grâce aux sources arabes et aux chroniques des missionnaires portugais, notamment. Quand les Européens sont venus sur les côtes africaines dès la fin du xve siècle, ce sont d’abord des souverains qu’ils ont rencontrés, avec qui ils ont passé des accords, car à ce moment-là les rapports étaient entre puissances équivalentes ! Ce fut par exemple le cas entre le roi du Portugal et le roi du Congo… Cela dit, ces royaumes africains, qui étaient souvent des royautés sacrées, avaient pour caractéristique d’être régulièrement, lors des interrègnes, soumis à des crises, à des conflits entre les différents prétendants au trône. Il n’y avait pas d’automaticité de la transmission du pouvoir. Par ailleurs, certains empires ont connu une expansion territoriale très importante avant de s’effondrer complètement, comme ce fut le cas pour les trois grands empires de l’Afrique de l’Ouest, ceux du Ghana, du Mali, du Songhaï, à cause de dissensions internes. L’anthropologue Jean Bazin a bien expliqué que le contrôle de l’ensemble du territoire n’était pas toujours réalisé et que, du coup, la guerre intérieure faisait partie du mode de fonctionnement normal de ce type d’Etat. Il faut comprendre de tout cela que les rivalités entre ce que l’on appelle aujourd’hui les ethnies existent depuis longtemps, car les rivalités à la cour ou dans les territoires induisaient une grande mobilité dans la détention du pouvoir. Même les coups d’Etat existaient déjà à cette époque !Qu’est-ce qui se crée comme type d’Etat avec la colonisation ?
Les Etats coloniaux se bâtissent au xixe siècle pour la plupart d’entre eux, et dessinent la carte actuelle de l’Afrique. A ce moment-là, les colonies sont déjà de futurs Etats-nations car, après les décolonisations, les Africains hériteront de ces territoires, parfois en changeant les noms mais sans en modifier les frontières. C’est ce que l’on a appelé de manière imagée la « balkanisation » de l’Afrique au moment de la décolonisation : les dirigeants africains auraient pu regrouper un certain nombre de territoires (ce que prônaient dans les années 1950 les panafricanistes) ou même conserver les anciennes fédérations qu’étaient l’A-OF et l’A-EF, mais ils ne l’ont pas voulu. Dans les faits, les dirigeants africains et les politiciens français ont défendu leurs propres intérêts nationaux, qui passaient par la création d’Etats issus de chaque territoire particulier : Haute-Volta, Côte-d’Ivoire, etc. Quelqu’un comme Félix Houphouët-Boigny a défendu la Côte-d’Ivoire contre Dakar, puisque si l’on maintenait la fédération de l’A-OF, cela favorisait le Sénégal. La Côte-d’Ivoire étant la colonie la plus riche, une partie de sa richesse était auparavant en quelque sorte reversée à Dakar : F. Houphouët-Boigny disait ne plus vouloir être la « vache à lait », et il a donc été, avec le général de Gaulle, l’un des grands acteurs de la « balkanisation » de l’Afrique française. Mais le phénomène était général : tous les grands nationalistes, comme en République de Guinée, Ahmed Sékou Touré ou au Ghana, Kwamé N’Kruma, se sont prononcés en faveur du passage à l’Etat-nation pour chaque colonie.Il y avait pourtant eu des débats panafricains importants, y compris entre anglophones et francophones, pour rompre avec cette logique, mais c’est finalement l’héritage colonial qui l’a emporté. Je crois qu’il y avait une raison à cela, indépendante des intérêts particuliers des uns et des autres : c’est que chaque colonie ou chaque territoire a été le lieu d’expériences historiques singulières. D’une part, chaque colonie a développé son économie propre, ses villes, son exode rural, d’autre part, chacune a généré à partir des années 1940 des formes de groupement inédites, c’est-à-dire des syndicats et des partis. Et s’il y eut des solidarités intercolonies (par exemple à l’échelle de l’A-OF) pour faire valoir efficacement des revendications ou pour mener une lutte d’émancipation commune (comme le Rassemblement démocratique africain), il y eut aussi, et peut-être surtout, une expérience syndicale et politique à l’échelle de chaque territoire. De ce point de vue, les grands centres urbains furent non seulement les principaux lieux de cette expérience syndicale et politique, mais aussi des creusets où se développèrent des « styles de vie », pour parler comme Michel Foucault. De nouvelles formes de culture y voient le jour : ce fut par exemple le cas d’un style musical urbain, le highlife, né à Accra au Ghana, ou d’un autre genre musical, le soukouss, à Kinshasa… C’est ainsi que se formèrent, déjà avant les indépendances, des processus d’identification nationale. Et d’ailleurs, quand les premiers étudiants africains viennent en Europe à partir de 1945, ils se regroupent souvent par territoire d’outre-mer, par pays.
Cela n’empêche pas, dans les années 1950, la naissance du panafricanisme et la rencontre avec les Antillais : par exemple, Léopold Sédar Senghor rencontra à Paris Aimé Césaire et Léon-Gontran Damas. Mais déjà à cette époque, et malgré l’importance d’un rassemblement comme la Fédération des étudiants d’Afrique noire, des intérêts nationaux se manifestent. Par ailleurs, des mouvements religieux se sont développés au niveau national, comme le mouridisme qui, distinctement d’autres confréries musulmanes, est essentiellement sénégalais. Ce mouvement a existé, si j’ose dire, grâce aux Français : ceux-ci ont envoyé en exil son fondateur Cheikh Ahmadou Bamba au Gabon, et c’est à son retour d’exil qu’il devient une figure héroïque et que le mouvement a pu se développer. On ne peut donc pas comprendre le mouridisme sans son rapport avec le pouvoir et le contexte colonial.
Un autre point me semble très important : les « ethnies » ne trouvent leur existence politique qu’au moment de la colonisation. Les ethnies, telles qu’on les trouve aujourd’hui sur une carte ethnique de l’Afrique, ne sont pas véritablement transposables dans l’univers précolonial, car elles sont avant tout contemporaines des Etats coloniaux. En effet, ces Etats furent notamment des Etats ethnographes dans la mesure où leurs administrateurs ont fait œuvre d’ethnographe en entreprenant d’identifier, de classifier, de hiérarchiser les populations qu’ils avaient à « civiliser » et à gouverner. Les ethnies ont donc fait système, pris sens et fonction à l’intérieur de chaque colonie. Les rapports précoloniaux entre les différentes populations n’étaient pas du même ordre : il a fallu le pouvoir colonial pour qu’elles se réfléchissent de manière ethnique, c’est-à-dire qu’elles prennent place dans un certain ordre de subordination.
Mais elles ont d’autant mieux fait système que les positions ethniques se sont inscrites dans les dynamiques de l’économie coloniale et de l’urbanisation. On voit cela assez bien avec l’apparition des associations ethniques, le seul canal autorisé d’expression indigène dans les colonies, teinté de folklore – les syndicats et les partis n’étant créés que dans les années 1940. Or ces associations ethniques se développèrent surtout en ville et furent chapeautées par des « évolués », c’est-à-dire des gens instruits qui ont dès le départ un discours assez politique sur l’ethnie. Ainsi l’Etat colonial a-t-il marqué durablement l’expérience historique de ces pays, y compris là où on ne l’attendait pas forcément, sur le plan de l’ethnie, c’est-à-dire sur ce qui est plutôt considéré comme proprement africain. La plupart des stéréotypes attribués aux groupes ethniques remontent eux aussi à l’époque coloniale : tel ou tel est stigmatisé, considéré comme « sauvage », « paresseux », tandis qu’un autre est relativement valorisé, réputé « policé » ou « besogneux ». On est ainsi passé d’étiquetages pratiqués par des administrateurs à des stéréotypes qui se sont propagés ensuite dans les espaces publics coloniaux et postcoloniaux et ont été largement intériorisés.