Entretien avec Jean-Pierre Dozon

Il faut renforcer l’État en Afrique

L’étude de l’État sur la longue durée permet de comprendre la grande difficulté de l’émergence de la démocratie en Afrique. La transition des dictatures postcoloniales aux démocraties a rarement eu lieu, notamment en raison des politiques d’inspiration libérale imposées par les organisations internationales.

Comment comprendre sur la longue durée la grande instabilité des régimes politiques en Afrique subsaharienne, qui sont souvent des régimes autoritaires et, quand ils sont démocratiques, connaissent de grosses crises (pensons à la Côte-d’Ivoire) ?

Si l’on met en perspective la question de l’Etat en Afrique sur la longue durée, on s’aperçoit que l’instabilité politique existait déjà bien avant la colonisation… D’une part, il faut rappeler qu’il existe depuis bien longtemps des Etats en Afrique : contrairement à une idée reçue, royaumes, empires, chefferies ont existé en plus grand nombre que les sociétés dites « sans Etat » ou acéphales, ce qui inclut des traditions de cour, des palais, des aristocraties, des armées ! On sait aujourd’hui beaucoup de choses sur ces Etats, grâce aux sources arabes et aux chroniques des missionnaires portugais, notamment. Quand les Européens sont venus sur les côtes africaines dès la fin du xve siècle, ce sont d’abord des souverains qu’ils ont rencontrés, avec qui ils ont passé des accords, car à ce moment-là les rapports étaient entre puissances équivalentes ! Ce fut par exemple le cas entre le roi du Portugal et le roi du Congo… Cela dit, ces royaumes africains, qui étaient souvent des royautés sacrées, avaient pour caractéristique d’être régulièrement, lors des interrègnes, soumis à des crises, à des conflits entre les différents prétendants au trône. Il n’y avait pas d’automaticité de la transmission du pouvoir. Par ailleurs, certains empires ont connu une expansion territoriale très importante avant de s’effondrer complètement, comme ce fut le cas pour les trois grands empires de l’Afrique de l’Ouest, ceux du Ghana, du Mali, du Songhaï, à cause de dissensions internes. L’anthropologue Jean Bazin a bien expliqué que le contrôle de l’ensemble du territoire n’était pas toujours réalisé et que, du coup, la guerre intérieure faisait partie du mode de fonctionnement normal de ce type d’Etat. Il faut comprendre de tout cela que les rivalités entre ce que l’on appelle aujourd’hui les ethnies existent depuis longtemps, car les rivalités à la cour ou dans les territoires induisaient une grande mobilité dans la détention du pouvoir. Même les coups d’Etat existaient déjà à cette époque !

Qu’est-ce qui se crée comme type d’Etat avec la colonisation ?

Les Etats coloniaux se bâtissent au xixe siècle pour la plupart d’entre eux, et dessinent la carte actuelle de l’Afrique. A ce moment-là, les colonies sont déjà de futurs Etats-nations car, après les décolonisations, les Africains hériteront de ces territoires, parfois en changeant les noms mais sans en modifier les frontières. C’est ce que l’on a appelé de manière imagée la « balkanisation » de l’Afrique au moment de la décolonisation : les dirigeants africains auraient pu regrouper un certain nombre de territoires (ce que prônaient dans les années 1950 les panafricanistes) ou même conserver les anciennes fédérations qu’étaient l’A-OF et l’A-EF, mais ils ne l’ont pas voulu. Dans les faits, les dirigeants africains et les politiciens français ont défendu leurs propres intérêts nationaux, qui passaient par la création d’Etats issus de chaque territoire particulier : Haute-Volta, Côte-d’Ivoire, etc. Quelqu’un comme Félix Houphouët-Boigny a défendu la Côte-d’Ivoire contre Dakar, puisque si l’on maintenait la fédération de l’A-OF, cela favorisait le Sénégal. La Côte-d’Ivoire étant la colonie la plus riche, une partie de sa richesse était auparavant en quelque sorte reversée à Dakar : F. Houphouët-Boigny disait ne plus vouloir être la « vache à lait », et il a donc été, avec le général de Gaulle, l’un des grands acteurs de la « balkanisation » de l’Afrique française. Mais le phénomène était général : tous les grands nationalistes, comme en République de Guinée, Ahmed Sékou Touré ou au Ghana, Kwamé N’Kruma, se sont prononcés en faveur du passage à l’Etat-nation pour chaque colonie.
Il y avait pourtant eu des débats panafricains importants, y compris entre anglophones et francophones, pour rompre avec cette logique, mais c’est finalement l’héritage colonial qui l’a emporté. Je crois qu’il y avait une raison à cela, indépendante des intérêts particuliers des uns et des autres : c’est que chaque colonie ou chaque territoire a été le lieu d’expériences historiques singulières. D’une part, chaque colonie a développé son économie propre, ses villes, son exode rural, d’autre part, chacune a généré à partir des années 1940 des formes de groupement inédites, c’est-à-dire des syndicats et des partis. Et s’il y eut des solidarités intercolonies (par exemple à l’échelle de l’A-OF) pour faire valoir efficacement des revendications ou pour mener une lutte d’émancipation commune (comme le Rassemblement démocratique africain), il y eut aussi, et peut-être surtout, une expérience syndicale et politique à l’échelle de chaque territoire. De ce point de vue, les grands centres urbains furent non seulement les principaux lieux de cette expérience syndicale et politique, mais aussi des creusets où se développèrent des « styles de vie », pour parler comme Michel Foucault. De nouvelles formes de culture y voient le jour : ce fut par exemple le cas d’un style musical urbain, le highlife, né à Accra au Ghana, ou d’un autre genre musical, le soukouss, à Kinshasa… C’est ainsi que se formèrent, déjà avant les indépendances, des processus d’identification nationale. Et d’ailleurs, quand les premiers étudiants africains viennent en Europe à partir de 1945, ils se regroupent souvent par territoire d’outre-mer, par pays.
Cela n’empêche pas, dans les an­nées 1950, la naissance du panafricanis­me et la rencontre avec les Antillais : par exemple, Léopold Sédar Senghor rencontra à Paris Aimé Césaire et Léon-Gontran Damas. Mais déjà à cette époque, et malgré l’importance d’un rassemblement comme la Fédération des étudiants d’Afri­que noire, des intérêts nationaux se manifestent. Par ailleurs, des mouvements religieux se sont développés au niveau national, comme le mouridisme qui, distinctement d’autres confréries musulmanes, est essentiellement sénégalais. Ce mouvement a existé, si j’ose dire, grâce aux Français : ceux-ci ont envoyé en exil son fondateur Cheikh Ahmadou Bamba au Gabon, et c’est à son retour d’exil qu’il devient une figure héroïque et que le mouvement a pu se développer. On ne peut donc pas comprendre le mouridisme sans son rapport avec le pouvoir et le contexte colonial.
Un autre point me semble très important : les « ethnies » ne trouvent leur existence politique qu’au moment de la colonisation. Les ethnies, telles qu’on les trouve aujourd’hui sur une carte ethnique de l’Afrique, ne sont pas véritablement transposables dans l’univers précolonial, car elles sont avant tout contemporaines des Etats coloniaux. En effet, ces Etats furent notamment des Etats ethnographes dans la mesure où leurs administrateurs ont fait œuvre d’ethnographe en entreprenant d’identifier, de classifier, de hiérarchiser les populations qu’ils avaient à « civiliser » et à gouverner. Les ethnies ont donc fait système, pris sens et fonction à l’intérieur de chaque colonie. Les rapports précoloniaux entre les différentes populations n’étaient pas du même ordre : il a fallu le pouvoir colonial pour qu’elles se réfléchissent de manière ethnique, c’est-à-dire qu’elles prennent place dans un certain ordre de subordination.
Mais elles ont d’autant mieux fait système que les positions ethniques se sont inscrites dans les dynamiques de l’économie coloniale et de l’urbanisation. On voit cela assez bien avec l’apparition des associations ethniques, le seul canal autorisé d’expression indigène dans les colonies, teinté de folklore – les syndicats et les partis n’étant créés que dans les années 1940. Or ces associations ethniques se développèrent surtout en ville et furent chapeautées par des « évolués », c’est-à-dire des gens instruits qui ont dès le dé­part un discours assez politique sur l’ethnie. Ainsi l’Etat colonial a-t-il marqué durablement l’expérience historique de ces pays, y compris là où on ne l’attendait pas forcément, sur le plan de l’ethnie, c’est-à-dire sur ce qui est plutôt considéré comme proprement africain. La plupart des stéréotypes attribués aux grou­pes ethniques remontent eux aussi à l’époque coloniale : tel ou tel est stigmatisé, considéré comme « sauvage », « paresseux », tandis qu’un autre est relativement valorisé, réputé « policé » ou « besogneux ». On est ainsi passé d’étiquetages pratiqués par des administrateurs à des stéréotypes qui se sont propagés ensuite dans les espaces publics coloniaux et postcoloniaux et ont été largement intériorisés.

Que se passe-t-il à la décolonisation ?

Il exista dans les années 1950 un vrai débat autour des notions de démocratie, de pluripartisme, au moment où les décolonisations s’amorçaient, où les infrastructures se développaient, où les économies ne marchaient pas trop mal et où l’espoir d’un avenir meilleur était nettement perceptible. Mais avec les indépendances, quasiment tous les Etats deviennent despotiques et à parti unique. Les despotes qui sont au pouvoir reprennent alors à leur compte les pires clichés de la période coloniale, de la période « dure » des premières décennies, depuis la chicote (le châtiment au fouet pratiqué sous la colonisation belge et réutilisé au Congo par le dictateur Joseph Désiré Mobutu), le travail forcé jusqu’au vocabulaire (tel préfet se fait appeler « mon commandant » comme autrefois les commandants de cercle). Gérard Althabe, parlant de Madagascar, montrait bien ce procédé de substitution : quand le Blanc est parti, on prend sa place et on rejoue la violence coloniale la plus dure. Bien sûr, le despotisme est souvent encouragé par l’ancienne puissance coloniale, car il est perçu comme le seul moyen d’empêcher l’instabilité politique et de perpétuer des rapports de dépendance néocoloniale. Le pouvoir en place est alors très baroque : souvent le despote est à moitié gouverneur colonial, à moitié monarque divin traditionnel, sur un mode franchement caricatural, avec des côtés surhumains et messianiques (à l’exemple d’un Mobutu, ou même d’un Houphouët-Boigny). Tout le système fonctionne alors sur la crainte, par la violence ou par l’idéologie, la crainte se manifestant dans ce dernier cas par le biais de rumeurs sur les atrocités supposées se passer au palais, par exemple des sacrifices ! Par ailleurs, on est dans la période de guerre froide, et certains pays deviennent des régimes « marxistes », mais d’un genre curieux : dans le cas du Bénin, le président Mathieu Kérékou mélangea le langage marxiste « dur » avec le registre du vaudou et de l’ancien royaume d’Abomey. Cela dit, malgré la corruption, le népotisme, le tribalisme, le clientélisme…, les Etats ont créé, dans un cadre certes despotique, un certain nombre d’infrastructures : routes, écoles, hôpitaux, emplois, élites. Même si parfois aussi des projets pharaoniques n’aboutissaient à rien !

Dernier temps, le moment néolibéral à la fin de la guerre froide…

En effet, depuis vingt ans, le néolibéralisme en Afrique va à l’encontre des Etats tels qu’ils ont été façonnés depuis un siècle. Non seulement ils sont obligés (dans le cadre des programmes d’ajustement structurel) de « désétatiser » le pays par des coupes sombres, des privatisations, des décentralisations, etc., mais en outre nombre de leurs anciennes prérogatives (dans le domaine agricole, minier, éducatif, sanitaire, etc.) sont désormais à la charge du privé ou d’ONG ! Donc la tâche auparavant dévolue aux Etats (organiser le « développement ») leur est retirée. Mais le paradoxe est que la démocratisation naît en Afrique au moment de cet antiétatisme. Moralité : dans les pays qui ont des richesses à exploiter ou des rentes à capter, on assiste à des compétitions qui débouchent sur des guerres civiles (comme dans les deux Congos, au Soudan ou même en Côte-d’Ivoire). C’est pourquoi, ce qui me semble critiquable, c’est que certains collègues, défendant le point de vue des postcolonial studies, semblent, si j’ose dire, se réjouir de cette situation car l’Etat, comme persistance du modèle colonial, serait enfin en voie d’extinction… Mais, à l’exemple de l’Irak, on voit bien que cet effondrement ne présage pas de très bonnes choses ! Et cette tendance pourrait se généraliser : qui sait ce qui peut se passer même dans des pays supposés stables, comme le Sénégal ? Du coup, je crois qu’il faudrait parler de l’appa­rition, en lieu et place des anciens Etats, de nouvelles formes de gouvernance locale, qui sont déjà virtuellement là, avec lesquelles on traiterait, dans la logique d’une économie de marché mondialisée. Et tant pis si à côté existent des zones totalement incontrôlables (inintéressantes car ne produisant rien d’important), où l’on se contenterait d’envoyer des polices de paix, de l’humanitaire. Il y a là à mon sens un risque de dérive vers des gouvernances « ethniques », où domineraient le libéralisme à tous crins, les ONG, l’humanitaire et les Eglises en tout genre. On a, je crois, brûlé trop d’étapes… Je préférerais quant à moi un scénario plus raisonnable, qui impliquerait le renforcement de l’Etat, comme le voulaient les panafricanistes des années 1950, en réinjectant du « plan », en créant plus d’infrastructures et en favorisant l’intégration régionale. C’est là le sujet de mon prochain livre, Entre Dieu et diable ! Essai sur l’Etat contemporain en Afrique.