« Il n'y a pas de liberté sans appartenances » - Rencontre avec Mona Ozouf

Comment être libre ? Faut-il renier son passé ou composer avec lui ? Cette question philosophique se pose à l’échelle des individus comme à celle des nations. L’historienne Mona Ozouf s’en empare à l’occasion d’un brillant essai sur Jules Ferry (2014).

Vous avez écrit sur des sujets variés : la Révolution française, la littérature, les femmes, l’école… Y a-t-il une interrogation fondatrice derrière cette apparente diversité ?

C’est une question difficile car elle induit une tentation de cohérence posthume. En réalité, les choix naissent souvent des rencontres et des circonstances. Malgré tout, si je dois répondre, je dirais que de bout en bout j’ai cherché l’articulation entre l’universel et le particulier. C’est vrai de mes livres sur la Révolution, où mes sympathies me portent plutôt vers les Girondins, c’est-à-dire ceux des révolutionnaires qui ont tenté de ne pas sacrifier l’enracinement local à la recherche de l’universel. C’est vrai de mes livres sur l’école, où je plaide pour une culture républicaine plus attentive aux singularités individuelles. Cette tension se retrouve encore dans mes écrits sur les femmes : je plaide à la fois pour une indifférence à la considération de la femme comme un être sexué, seule garantie de l’égalité homme-femme, et en même temps, je pense que le féminin ne peut pas être ignoré car il donne à la vie une texture particulière (ce sont toujours les femmes, par exemple, qui tiennent le greffe des événements familiaux, elles encore qui cherchent, plus que les hommes, l’établissement et la durée). Il existe aujourd’hui une volonté d’affirmer que tout est culturel ou politique. Puisque tout est construit, il suffirait de déconstruire pour rendre à chacun sa liberté. Je crois pour ma part que nous construisons notre liberté à partir de nos appartenances, de nos liens et de nos attachements, et non à partir du vide. On peut être à la fois bretonne et française, femme et être humain, et tant d’autres choses encore.

Votre père était un militant de la cause bretonne. Quel rôle cet ancrage personnel a-t-il joué ?

Un rôle important, sans aucun doute. Mon père avait cette singularité d’être à la fois militant de l’idée bretonne et instituteur républicain. J’ai vécu mon enfance dans une maison d’école ; je n’avais qu’à franchir la cour pour passer d’un univers à l’autre, de l’espace familial à l’espace scolaire. À la maison, je suis élevée dans l’idée que je possède une identité très particulière, l’identité bretonne… Mes parents me parlent uniquement en breton pour me préserver à l’avance de la culture jacobine transmise par les instituteurs. Il faut absolument développer et exhiber l’identité bretonne : c’est ainsi seulement, me disait ma mère, que l’on est un Breton conséquent. En même temps, je fréquente quotidiennement une école extraordinairement indifférente aux enracinements locaux. On doit déposer sur le seuil toutes ses particularités, troquer ses admirations et ses pensées. On devient des enfants sans appartenance. J’ai vécu mon enfance sans sortir de cet espace clos et pourtant divisé : de l’école-maison, où l’on révère la particularité, à l’école-école où on la tient pour suspecte. Il y a donc quelque chose chez moi qui cherche toujours à réconcilier ces identités désaccordées.