Dans les siècles qui vont suivre, l'individualisme ne cessera de s'affirmer. Beaucoup d'analyses convergent pour dire que nos sociétés sont en train de vivre une sorte d'accomplissement de cet individualisme. S'étant de plus en plus affranchi des normes de la religion, de la tutelle de l'Etat, du travail, de la famille, l'individu est désormais seul face à lui-même. Mais il paye cette autonomie au prix fort. L'individu serait en effet déraciné, désocialisé, et dans une perpétuelle et éprouvante quête de soi.
Telle est du moins l'histoire que nous racontent nombre d'auteurs - philosophes, sociologues, anthropologues - qui se sont penchés depuis quelques années sur l'histoire de l'individu.
L'individualisme, une invention moderne ?
L'anthropologue Louis Dumont fut le premier à esquisser une généalogie de « l'idéologie individualiste moderne »1. Son approche s'appuie sur l'opposition entre « holisme » et « individualisme ». Dans les sociétés « holistes » - il faut entendre par là les sociétés primitives, antiques, médiévales (l'Inde classique lui sert de modèle de référence) -, l'individu n'existe pas. Ou plus exactement, l'individu n'est pas la valeur centrale de l'existence. Dès sa naissance, il est absorbé dans un tissu de liens et de relations de dépendances : la famille, le clan, la caste, l'ethnie... qui vont présider à sa destinée. Qu'il naisse esclave ou noble, intouchable ou membre des hautes castes, l'individu est soumis à des finalités qui le dépassent.
En Inde, une première marque de l'individualisme apparaît avec la figure du « renonçant ». Ce dernier quitte sa famille et sa caste, s'écarte du monde et se consacre à son élévation spirituelle. Dans le christianisme primitif, de tels engagements « hors du monde » existent et expriment aussi cette nouvelle attitude face à la vie. C'est pour L. Dumont une première phase de l'individualisme, un premier détachement par rapport au monde. Après une longue phase de gestation dans le «système de pensée» chrétien, c'est aux xviie et xviiie siècles que l'idéologie individualiste va s'épanouir. A travers les penseurs de la philosophie politique (Thomas Hobbes, John Locke), puis à travers l'esprit des Lumières, les droits de l'individu sont d'affirmer le droit à la sécurité et à la protection (T. Hobbes), et le droit à la propriété (J. Locke).
A travers de multiples vicissitudes, l'individualisme va continuer à se déployer. Même les mouvements totalitaires (le fascisme, le communisme), qui veulent imposer la restauration de la communauté contre l'individualisme, ne sont pour L. Dumont que des « pseudo-holismes » qui continuent à sécréter à leur insu le message individualiste.
Nous serions donc les héritiers d'un mouvement séculaire, qui n'a cessé d'arracher l'individu à l'emprise de la communauté. Alexis de Tocqueville avait donné une description brillante de ce mouvement dans De la démocratie en Amérique (1835-1840).
En 1989, le philosophe canadien Charles Taylor prolonge à sa manière l'étude de la généalogie de l'individu moderne avec Les Sources du moi2. Son but est de comprendre la formation de « l'intériorité moderne, le sentiment que nous avons de nous-mêmes en tant qu'êtres dotés de profondeurs intérieures, et la notion qui s'y rattache et selon laquelle nous sommes des "moi" ». Comme L. Dumont, C. Taylor voit dans la Renaissance un moment essentiel de la constitution de l'individualité. La littérature est témoin de cette évolution. Avec ses Confessions, saint Augustin (354-430) avait été un précurseur en explorant les tourments de son « moi intime ». Montaigne (1533-1592) prendra la plume pour oser faire de lui-même l'objet de son étude. Dans ses Essais, il écrit : « Chacun regarde devant soi ; moi, je regarde dedans moi ; je n'ai affaire qu'à moi. » La philosophie de René Descartes marque un autre moment essentiel. Sa pensée repose sur l'affirmation de l'autonomie du moi: Cogito. « Je pense, donc je suis. »