Inégalités, les faits et le débat

Depuis vingt ans, la croissance des inégalités dans le monde est devenue un lieu commun. La réalité est en fait beaucoup plus complexe : certaines inégalités croissent, d'autres se réduisent, et la mondialisation ne les renforce pas dans tous les cas.

Le débat sur les inégalités et sur le rapport entre mondialisation et inégalités, encore confidentiel au milieu des années 90, s'amplifie régulièrement depuis. Qu'entend-on par inégalités ? Peut-on les mesurer de manière rigoureuse ? Les inégalités économiques sont-elles croissantes ? La mondialisation est-elle coupable de l'accroissement de certaines inégalités ? Si oui, lesquelles, et par quels mécanismes ? Ou bien sont-ce les technologies de l'information ? Ou encore les modifications de l'organisation des entreprises et des marchés du travail ? Existe-t-il un lien entre inégalités et croissance ? Les inégalités, en particulier dans le tiers-monde, entravent-elles le rattrapage et faut-il donc s'en soucier, ou suffit-il d'y combattre la pauvreté ? Ces questions font désormais l'objet de nombreuses études, empiriques et théoriques, qui permettent de clarifier les termes d'un débat qui s'amplifie, en particulier avec la montée en puissance des mouvements « antimondialisation libérale ».

Les inégalités internationales depuis vingt ans.

Si l'on en croit François Bourguignon et Christian Morrisson, qui se sont livrés à une compilation des données disponibles pour la période 1820-1990 1, le constat est simple à formuler : les inégalités internationales s'accroissent, les inégalités internes aussi, et donc les inégalités mondiales. Mais ce constat est d'une part contesté, d'autre part trop général pour refléter la complexité réelle des évolutions.

Les contestations sont fondées sur les difficultés de mesure, qui tiennent tant à la qualité des données qu'aux méthodes adoptées. On dispose donc de plusieurs évaluations, certaines minimisant la croissance des inégalités mondiales, d'autres, telles celles de Branko Milanovic pour la période de 1988-1993 2, l'amplifiant. Mais l'essentiel est que ces évolutions générales résultent de tendances très contrastées, tant au niveau des inégalités internationales qu'internes.

Un chiffre global en la matière est en vérité de peu d'intérêt, car il dépend très fortement de méthodes de calcul : les PIB par habitant sont-ils calculés aux taux de change courants ou de parité de pouvoir d'achat ? Comment calcule-t-on ces derniers ? Pondère-t-on ces chiffres par la population de chaque pays ? Mesure-t-on le PIB par habitant ou la consommation finale des ménages ? Selon les cas, les résultats diffèrent significativement, même si les tendances, elles, divergent moins. Ce qui est certain, en tout cas, c'est que certaines inégalités internationales s'accroissent, tandis que d'autres se réduisent. Ainsi, le rapport entre le PIB par habitant des 20 pays les plus riches et celui des 20 pays les plus pauvres est passé de 17 en 1960 à 37 en 1996. Mais en 1960, les 20 pays les plus pauvres ne représentaient que 5 % de la population mondiale. En revanche, durant les années 1980-1990, l'Asie est incontestablement en rattrapage (voir le tableau 1, p. 112).

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Il est clair, même en tenant compte des erreurs éventuelles de mesure, qu'en Asie un ensemble de pays comprenant 3,2 milliards d'individus, soit plus de la moitié de la population mondiale, est engagé depuis au moins vingt ans dans un processus de rattrapage des pays riches, mesuré par une croissance plus rapide du revenu moyen par habitant, ce terme, « moyen », étant évidemment essentiel. En revanche, toujours selon le même critère, des continents entiers s'enfoncent, ce qui n'exclut pas qu'en leur sein certains pays fassent mieux que d'autres.

Quelle est la responsabilité de la mondialisation dans ces évolutions ? Sur l'ensemble des pays du Sud, on ne trouve pas de corrélation significative entre ouverture commerciale et croissance. La corrélation est forte, en revanche, entre investissement direct et croissance, mais quelle est la cause, et quel est l'effet ? Quoi qu'il en soit, l'approche statistique, qui traite de la même façon l'Ouganda et la Chine, est ici d'un intérêt limité.