« Dire de quelqu’un qu’il est intelligent, c’est porter un jugement de valeur », affirme le psychologue Paul Guillaume (1878-1962). La conception, et donc la définition, de l’intelligence est donc un enjeu important : d’abord parce que plus que tout autre concept du psychologue, celui d’intelligence est « ancré dans la cité ». Ensuite, parce que dans le passé, certains innéistes, comme Francis Galton et Arthur Jensen, se sont saisis de cette définition pour justifier les inégalités sociales ou raciales.
Une pyramide à trois niveaux
Quelles ont été les définitions successives de l’intelligence ? En 1904, le psychologue anglais Charles Spearman est le premier à identifier un facteur général d’intelligence générale – le facteur G – qui traduit le fait que plus on est bon dans une épreuve d’intelligence, plus on a de chances de l’être dans les autres (on dit que ces épreuves sont corrélées). Trente ans plus tard, le psychologue américain Louis Thurstone isole à l’inverse cinq facteurs spécifiques : numérique, verbal, spatial, fluidité verbale, raisonnement. Las ! On découvre ensuite que tous ces facteurs sont en fait reliés. Chassé par la porte, le facteur G revient par la fenêtre.Finalement, aujourd’hui, un large consensus s’est ainsi établi autour du modèle hiérarchique de l’Américain John Bissell Carroll qui en 1993 a synthétisé les travaux existants. J.B. Carroll conçoit l’intelligence comme une pyramide à trois niveaux : à la base, on trouve une trentaine de capacités spécifiques, comme les capacités de raisonnement, la mémoire visuelle, la fluidité des idées, l’aisance numérique, le vocabulaire. Au deuxième niveau, ces capacités se regroupent en huit grands facteurs, dont l’intelligence fluide, l’intelligence cristallisée, la mémoire, la vitesse de traitement de l’information, etc. Au sommet de la pyramide, se trouve un facteur d’intelligence générale.
Parmi ces notions, on peut repérer deux composantes qui sont, depuis les travaux de Raymond Cattel en 1966, classiquement opposées :
• l’intelligence fluide (ou logico-mathématique) regroupe les capacités de raisonnement et de logique. Elle ne dépend pas des apprentissages, ni de la culture du sujet ;
• l’intelligence cristallisée (ou verbale) est au contraire basée sur des connaissances ou des capacités acquises : compréhension du langage, richesse du vocabulaire, capacités de lecture, etc.
Actuellement, en psychologie cognitive, on n’emploie jamais le terme trop connoté d’intelligence. On parle plutôt de performances dans des domaines variés, comme les fonctions exécutives, de flexibilité, de contrôle, de vitesse de traitement, de capacités de la mémoire de travail, de raisonnement : en fait, les grands facteurs du modèle de J.B. Carroll. Le fameux facteur G serait une combinaison entre notre rapidité à traiter l’information et notre capacité à nous concentrer et à gérer un problème. À côté de l’intelligence logico-mathématique et verbale, privilégiée par le système scolaire, certains cherchent aussi d’autres formes d’intelligence. Pourquoi ne pas admettre qu’il existerait aussi des formes d’intelligence spécifiques, dans le domaine du sport, de la danse, de la musique, des relations sociales ? Howard Gardner propose une vision très large de l’intelligence : pour lui, c’est « la faculté de résoudre des problèmes et de produire des biens qui ont de la valeur dans une ou plusieurs cultures ou collectivités ».
Intelligences analytique, créative, pratique
H. Gardner se fonde sur les études de génies, et sur les recherches en neurosciences ayant localisé certaines fonctions psychologiques au sein de certaines régions cérébrales. Il définit d’abord 7 puis 9 formes d’intelligence, dans une sorte de liste à la Prévert qu’il laisse d’ailleurs ouverte. Il recense ainsi les intelligences : logico-mathématique ; langagière ; visuo-spatiale ; musicale ; corporelle (mise en œuvre dans la danse ou le sport) ; émotionnelle, parfois divisée en intrapersonnelle (faculté à bien se comprendre soi-même) et interpersonnelle (faculté à bien comprendre les autres) ; mais aussi naturaliste (capacité à reconnaître les animaux, les plantes – il cite Buffon et Carl von Linné) et enfin existentielle (il pense à Jean-Paul Sartre ou au dalaï-lama !). Cette théorie est largement médiatisée et connaît un grand succès public, notamment parce que, sur le lot, tout le monde réussit à trouver son compte. Chez les psychologues, l’enthousiasme est nettement moins grand : ils déplorent son faible intérêt scientifique. Parmi les reproches, le chevauchement important des différentes formes d’intelligence, et surtout l’absence d’une tentative de modélisation de leurs relations.
Cependant, après H. Gardner, le champ était ouvert pour accueillir de nouvelles formes d’intelligence. Daniel Goleman reprend l’idée d’une intelligence émotionnelle, qu’il définit comme la capacité à connaître et à réguler ses propres émotions ainsi que celles des autres, et à utiliser cette information pour le contrôle de ses comportements. Ce qui aboutira à la notion de QE, quotient émotionnel, peu validée scientifiquement mais populaire dans les médias.
Le psychologue américain Robert Sternberg propose quant à lui un modèle triarchique de l’intelligence. Il définit une intelligence analytique (ou académique, mesurée par le QI), une intelligence créative (imagination, flexibilité), et enfin une intelligence pratique (tournée vers l’action et acquise par l’expérience de façon implicite). Combinées, elles constituent l’intelligence efficace, sorte de point d’équilibre, qui dépend de la capacité à utiliser les processus mentaux les mieux adaptés. C’est en quelque sorte une intelligence en situation. Facteur G, intelligences multiples, intelligence en situation…, ces définitions hétérogènes de l’intelligence posent une seconde question : comment s’entendre sur sa mesure ?