Jean-Paul Sartre (1905-1980) - L'invention de l'existentialisme

Porteur d’un courant qui replace l’homme au centre de sa vie, Jean-Paul Sartre est aussi un philosophe qui agit. Puisque la liberté s’acquiert par l’action, il s’engagera sans scrupule aucun pour ses idées politiques, même les plus regrettables.

Il n’est pas facile d’imaginer en passant aujourd’hui devant le café de Flore que c’est là, sur ces tables où se prélassent touristes et gravures de mode en goguette, que s’est élaborée l’une des philosophies les plus marquantes du xxe siècle. Le Flore est le symbole à la fois du sérieux et de la frivolité de l’existentialisme. Jean-Paul Sartre y avait sa ligne directe, y recevait amis et admiratrices. Il y a aussi écrit L’Être et le Néant (1943), un pavé de 722 pages où le jeune professeur pose les bases d’une théorie de l’existence qui rompt avec les déterminismes et causalités des philosophies du sujet. Pour Sartre, être homme, c’est exister, au sens étymologique du terme c’est-à-dire « se placer hors de ». La conscience, absolument libre, est cette capacité à néantiser le réel. L’homme peut donc, à chaque instant s’inventer : il est ce qu’il fait, et rien d’autre. « L’existence précède l’essence. » Celui qui s’enferme dans un rôle, s’abrite derrière un quelconque déterminisme, bref cache sa liberté, est donc de « mauvaise foi ». L’Être et le Néant pose ainsi les bases d’une philosophie de l’engagement dont la notoriété ne viendra pourtant pas de ce texte passé inaperçu à sa parution, mais de ses déclinaisons romanesques et théâtrales. En 1938, Sartre avait déjà publié un roman, La Nausée . Son premier grand succès est une pièce de théâtre, Huis clos , dont la première a lieu le 27 mai 1944. La pièce met en scène les thèmes sartriens de la mauvaise foi, du regard et du corps pour autrui. Dès la Libération, Sartre devient un personnage public, un intellectuel très écouté, suivi et controversé. Face à la virulence de certaines attaques ( Paris Soir accuse l’existentialisme de n’être qu’un coup de publicité), le philosophe décide d’une mise au point. Le 29 octobre 1945, il donne une conférence intitulée « L’existentialisme est un humanisme » qui expose de façon claire les éléments de sa philosophie et répond aux attaques portées contre lui. L’affluence est énorme. Boris Vian (1920-1959) en fera le récit caricatural dans L’Écume des jours (1947). Dans les mois qui suivent, il ne se passe pas un jour sans que les grands journaux ne parlent de ce nouveau courant : l’existentialisme.

Comment exister face à une telle mode ? C’est le problème qui se posera aux intellectuels des années 1950-1960 comme Michel Foucault, Jacques Lacan et Claude Lévi-Strauss . Ils partagent peu de convictions communes, sauf leur opposition à Sartre. Cela suffit à donner l’apparence d’un nouveau courant, le structuralisme . Sartre a une foi absolue en l’homme comme incarnation de la liberté. Les structuralistes, eux, nient que cette capacité existe concrètement et prétendent au contraire ramener l’homme à l’ensemble des structures dans lesquelles il est pris. Le structuralisme n’a pas vraiment de doctrine, ce n’est pas vraiment un mouvement, mais un événement : celui qui fait passer Sartre, et déplace le centre de gravité du débat intellectuel de la philosophie vers les sciences humaines (ethnologie, anthropologie, psychanalyse). Dans la ferveur des débats de l’époque, on peut lire les traces d’une opposition vive entre ces deux courants. Mais, au fond, il s’agit davantage d’un passage de témoin. Parler d’opposition suppose en effet de surinvestir la portée philosophique du structuralisme d’un Lacan ou d’un Lévi-Strauss. Or ce ne sont pas des philosophes, ils s’appuient sur leurs rencontres avec le réel. L’observation des sociétés primitives pour Lévi-Strauss, celle de ses patients pour Lacan. Il n’y a donc pas vraiment de concurrence, même si un court échange de textes eut lieu, en 1960 et 1961, entre Sartre et Lévi-Strauss . La philosophie de Sartre ne fut donc pas dépassée par le structuralisme. Elle passa de mode pendant quelques années avant que Mai-68 ne la remette au goût du jour, égratignant au passage le courant structuraliste adulé la veille. Une victoire définitive pour l’existentialisme sartrien ? La philosophie s’accommode mal des succès populaires. Sartre en sait quelque chose, lui dont la pensée va très vite être étudiée par les universités du monde entier (États-Unis, Japon) mais qui, en France, garde surtout une image publique de dramaturge, de romancier ou, pour ses détracteurs, de trublion. Le jour de son enterrement, le 19 avril 1980, 50 000 personnes suivent sa dépouille. Il faut du temps à une pensée pour se remettre d’un tel hommage.