Les Actes de langage, John Rogers Searle, 1969.
John Rogers Searle
Né en 1932 à Denver (Colorado), John Searle a étudié la philosophie à l’université d’Oxford. Il occupe une chaire de philosophie à l’université de Californie, Berkeley, où il a fait toute sa carrière. D’orientation analytique, son œuvre porte sur le langage, la philosophie de l’esprit et la réalité des faits sociaux. De lui, on pourra lire en français La Redécouverte de l’esprit, Gallimard, 1995, et La Construction de la réalité sociale, Gallimard, 1998.
Les Actes de langage, 1969. John Rogers Searle
Le langage est un moyen conventionnel d’obtenir dans le discours certains effets déterminés.
« Tout ce qu’on peut vouloir signifier, peut être dit » : par cet aphorisme préliminaire, John Searle entend en 1969, sans aucun doute, faire écho à celui que, cinquante ans plus tôt, Ludwig Wittgenstein avait placé en point final de son Tractatus logico-philosophicus (« Sur ce dont on ne peut parler, il faut se taire »). Ce dernier entendait faire comprendre que le langage philosophique n’était approprié à dire que ce qui pouvait être logiquement articulé et factuellement attesté. Tout le reste ne pouvait qu’être montré du doigt, et n’avait pas de valeur de vérité. Que par la suite lui-même et, surtout, les travaux de John Austin aient révélé que certains énoncés n’ont d’autre sens que de réaliser une action ne modifiait pas la conviction, commune aux philosophes et aux linguistes, que le langage pouvait être étudié de manière isolée, comme un système autonome de signes représentant des signifiés objectifs au nombre de combinaisons limité. Les Actes de langage développe une tout autre vue de ce qu’est énoncer une proposition : pour Searle, les énoncés les plus courants relèvent d’une intention d’agir, et la langue qu’ils emploient est elle-même avant tout un « moyen conventionnel d’obtenir dans le discours certains effets déterminés ». Ainsi demander, prier, supplier, réclamer, ordonner, commander, exiger, menacer, promettre, chacun de ces « actes illocutionnaires » revient à exprimer des souhaits, des désirs ou des intentions de faire. Il s’ensuit que les règles qui président à la formation du sens sont des règles concernant les conditions de recevabilité de l’énoncé : si je donne un ordre, c’est que je suis en position de le faire, que je souhaite vraiment qu’une chose soit faite, et que j’ai l’intention que l’auditeur exécute cet acte. Searle considère qu’il s’agit là de règles portant sur le langage lui-même, et les nomme conditions préliminaires, conditions de sincérité et conditions essentielles. Il s’ensuit que la situation d’énonciation est partie prenante du discours, elle ne lui est pas extérieure. Il lui reste à montrer que ces règles sont présentes mêmes dans une assertion aussi élémentaire que « Socrate est mortel ». Son argumentation, dense et technique, ne peut être résumée, mais on peut en saisir l’esprit : l’intention que peut avoir un locuteur d’énoncer cette phrase ne tient pas à son évidence. Socrate ne peut être que mortel, puisque c’est un homme, et qu’il est vrai que tous les hommes sont mortels. Non, une assertion a pour condition préliminaire de pouvoir être justifiée. En l’occurrence, elle se justifie si l’on veut dire, par exemple, que Socrate, vu l’éternité et l’importance de son héritage spirituel, n’est pas vraiment mort. Ce qui n’est pas de l’ordre des faits, comme l’exigeaient les positivistes logiques, mais néanmoins donne son sens à cette proposition. Il s’ensuit que la frontière entre jugements de faits et jugements de valeurs devient évanescente : il n’y a pas de différence essentielle entre affirmer qu’une pomme est « de bonne qualité » et qu’elle présente les caractéristiques X, Y et Z.
En développant cette théorie généralisée du langage comme fait intentionnel, Searle ne faisait pas qu’entériner le tournant de la linguistique vers une approche pragmatique des faits de langue. Il opérait une jonction avec les sciences cognitives et la philosophie de l’esprit en plein essor, comme le montre la suite de son œuvre. À partir de 1980, il abandonnera l’étude du langage et de ses conventions, pour aborder le problème épineux des états mentaux qui, en deçà de leur expression dans la langue, constituent l’activité mentale de l’être humain.
Le test de la chambre chinoise
Combien de fois n’a-t-on pas comparé le cerveau à un ordinateur ? L’analogie a été développée par un courant de la philosophie de l’esprit qui ambitionnait de modéliser les opérations de pensée avec les outils de l’intelligence artificielle. Il s’ensuivait que les opérations mentales devaient être réductibles à des opérations numériques. Cette thèse, connue sous le nom de « computationalisme » a été soutenue par John Haugeland et Daniel Dennett. En 1980, John Searle leur a opposé une « expérience de pensée » restée célèbre : celle la « chambre chinoise ». Imaginez, explique-t-il, que l’on invente un ordinateur capable de recevoir des questions en chinois et d’y répondre dans cette langue de manière si pertinente qu’un Chinois serait convaincu qu’il dialogue en fait avec l’un de ses compatriotes. Cela tendrait à prouver que le cerveau et une machine intelligente sont une seule et même chose. C’est la thèse computationaliste.
Mais, dit Searle, enfermez-moi dans une pièce avec un livre contenant le programme de l’ordinateur traduit en anglais et répétons l’expérience : je reçois les questions en chinois, j’applique les instructions syntaxiques du programme, je recueille la réponse, je la copie et je la glisse sous la porte. Puis-je pour autant dire que je comprends le chinois ? Pas du tout : je ne connais pas un mot de cette langue. Ce qui tend à prouver que le test de l’ordinateur… ne prouve rien du tout sur ce qu’est le fait de « connaître ». Il simule, c’est tout. La thèse dite de l’« intelligence artificielle forte », qui réduit la pensée à des opérations numériques, est fausse. Cet exemple, imaginé par Searle, a depuis été maintes fois commenté, critiqué, réinterprété par Searle lui-même, parce qu’il pose le double problème de savoir si une machine peut penser, et si l’activité du cerveau peut se ramener à des opérations de symboles simples.