• Aux sources de la rhétorique
L’art de persuader par le discours n’est pas né à Athènes, mais à Syracuse, vers 465 av. J.C. La cité, longtemps tenue par des tyrans, connaît une révolution démocratique. Les citoyens s’engagent dans des procès pour réclamer les biens dont ils ont été dépouillés. Mais à l’époque, pas d’avocats pour les défendre. Les plaideurs doivent pourtant être le plus éloquents possibles pour emporter l’adhésion des jurys populaires. Pour les aider, un certain Corax, disciple du philosophe Empédocle, rédige un manuel d’art oratoire contenant une liste de ruses rhétoriques réputées infaillibles à l’usage des justiciables et de leurs logographes, scribes de l’ombre payés pour composer les plaidoiries. La « recette Corax » consiste à dire qu’une chose est invraisemblable… parce qu’elle est justement trop vraisemblable. Si un criminel a toutes les apparences contre lui, il soutiendra qu’il est si évident qu’on le croit coupable qu’il ne peut vraiment l’être ! Corax estime par ailleurs qu’un discours peut toujours donner l’impression d’être logique s’il est ordonné, et ce, même s’il charrie des arguments spécieux. Ainsi, une bonne adresse débute par un « exorde » idéalement composé de paroles flatteuses. Une fois l’attention captée vient la « discussion » sur les faits présentés. Enfin, le discours se conclut par la « péroraison », ultime étape de synthèse et d’appel aux émotions de l’auditoire (pitié, indignation, sympathie…). Armé de parades prêtes à l’emploi, on se vante d’offrir aux causes les moins défendables la victoire. « Rendre l’argument le plus faible le plus fort », voilà la devise triomphante de la rhétorique naissante.
L’éloquence devient peu à peu un objet d’enseignement. Des professionnels du savoir itinérants, les sophistes, vont démocratiser l’art de l’argumentation. L’un d’entre eux, Prodicos de Céos, voyageait de cité en cité pour donner des leçons de stylistique en échange de 50 drachmes. Était-il particulièrement érudit ? Non, « il se contente d’être habile dans l’art de parler “savamment” sur beaucoup de sujets 1 ». Les sophistes veulent en effet montrer que « sur toutes choses, on peut faire deux discours exactement contraires 2 ». Pour ce faire, ils usent de procédés argumentatifs déroutants, comme l’antilogie qui consiste à affirmer deux idées contradictoires en une même phrase (exemple : « Je mentirais si je disais la vérité »). L’apport le plus important des sophistes à la rhétorique est d’avoir fait accepter l’idée qu’il existe une multiplicité d’opinions défendables. Protagoras, sophiste qui enseignait à la fois la philosophie et l’éloquence, considérait que sur tous les sujets, il est possible d’avoir raison. Qualifié de « salarié de la discussion » par Platon (Théètète, 165e), on tient Protagoras pour le fondateur de l’éristique (du grec « eris », la querelle) : l’art de triompher d’une joute oratoire grâce à l’apparence logique de sa parole et son charme stylistique.