L'art de gérer les différences Rencontre avec Jane Burbank et Frederick Cooper

Les empires ont été la forme politique dominante 
de l’humanité depuis deux mille ans. 
En étudier l’histoire permet de mieux appréhender les enjeux du monde contemporain.

Leur livre, Empires. De la Chine ancienne à nos jours, s’est imposé ces dernières années comme une référence en matière d’histoire impériale. Frederick Cooper et Jane Burbank y revisitent la longue histoire, sur deux millénaires, de ces formes politiques. Et soutiennent que ce travail encyclopédique est à même de nous fournir nombre d’éclairages sur le présent.

Pouvez-vous définir ce qu’est un empire ?

Frederick Cooper : Un empire est une entité politique, expansionniste ou avec un passé expansionniste. Le plus important est qu’en son sein, on n’essaie pas de créer une société homogène. Un empire est un système de gestion des différences. On va y reproduire les distinctions au lieu de niveler la société.

Jane Burbank : Nous voyons les empires comme des laboratoires politiques, où se sont expérimentées les différentes manières de gouverner des peuples différents.

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En vous focalisant ainsi sur la cohabitation des différences, ne craignez-vous pas que votre approche soit taxée d’angélisme ?

Frederick Cooper : La question, c’est la réalité des différences. Dans les empires, on peut aller d’un extrême à l’autre : d’un système où on reconnaît les êtres humains comme différents et capables de cohabiter, en utilisant les capacités particulières de chaque communauté ; à un autre où les distinctions deviennent absolues, dans lequel une partie des gens sont corvéables à merci voire exterminables. On retrouve tout ce spectre dans l’histoire des politiques de la différence.

Jane Burbank : Nous insistons sur un terme, celui de répertoire, pour montrer que les empires ont des manières variées de gouverner les différences. Nous distinguons trois de ces répertoires :

1) le modèle romain, celui de la civilisation – marquée par un grand espace soudé par l’appartenance citoyenne, ou la possibilité d’acquisition de ce statut – contre les barbares ;

2) le modèle chinois, celui de l’administration, au fil d’une longue tradition consistant à utiliser des fonctionnaires sélectionnés – souvent par examen – comme intermédiaires du pouvoir ;

3) le modèle mongol, celui de la cohabitation. Cette pratique impériale était celle du laisser-faire, et les États asiatiques qui ont succédé aux Mongols ont continué dans cette voie : il leur était plus facile de gouverner en déléguant le pouvoir à des intermédiaires locaux, comprenant les coutumes et religions de leurs peuples.

Frederick Cooper : Ce schéma n’est pas rigide, il connaît évidemment des variations : ainsi dans l’Empire ottoman, le système du devchirmé – le prélèvement systématique de garçons parmi ses sujets chrétiens, afin de mettre au service du sultan des fonctionnaires et militaires fidèles, car n’ayant aucun lien avec les élites ottomanes – combine des éléments des répertoires mongol et chinois.

Jane Burbank : En Chine, l’idée de recruter par le mérite des fonctionnaires a été très importante. Mais elle faisait courir à l’empire un risque d’éclatement, car elle n’excluait pas que ces fonctionnaires se constituent de puissantes familles capables de le défier. Les Ottomans, avec le système du devchirmé, fondé sur l’esclavage sultanique, essayaient d’éviter ce danger.

Les empires coloniaux européens ne reposaient-ils pas sur un quatrième répertoire, consistant à exclure complètement les catégories des sujets ou des esclaves ?

Frederick Cooper : Pas vraiment. Ces empires avaient besoin des mêmes intermédiaires pour dominer les sociétés conquises, car il n’y avait pas assez d’administrateurs blancs, en Afrique par exemple. Il en a résulté des combinaisons intéressantes de deux systèmes. Idéologiquement, c’était très romain : nous sommes civilisés, les autres ne le sont pas. Mais pour l’administration quotidienne, ils avaient besoin d’intermédiaires jouissant de positions d’influence plus ou moins légitime dans les sociétés indigènes.

Jane Burbank : Et dans ce contexte colonial, comme l’a montré Alice L. Conklin 1, les Français ont utilisé des tactiques différentes. En toile de fonds, la mission civilisatrice. En même temps, ils allaient et venaient entre l’idée de faire coopérer les chefs traditionnels, et celle d’éduquer, d’assimiler une élite locale.

La puissance romaine dura dix siècles, l’Empire ottoman six… Comment expliquer cette longévité ?

Frederick Cooper : L’idée impériale ne consistait pas seulement à suivre un modèle, mais à l’adapter aux circonstances. Les empires ajustaient et combinaient leurs modèles en fonction de leurs besoins.

Jane Burbank : Et cette possibilité de choisir, et de modifier ensuite ces choix, est bien un des éléments de la persistance de ces formes politiques. Par exemple, la Russie, au XIXe siècle, couvrait comme aujourd’hui un huitième de la surface terrestre. Ses parties – l’Asie centrale, la Finlande, ou le Caucase par exemple – étaient administrées différemment. Une réforme pouvait être appliquée aux cinquante provinces de la Russie centrale, mais pas aux autres. Toute la stratégie de la gouvernance russe consistait à décider où appliquer tel système de lois.