L'ART RUPESTRE EST UN PHÉNOMÈNE MONDIAL. Australie, Amazonie, Afrique, Europe de l'Est, Amériques, Asie, sous toutes les latitudes, l'homme a laissé son empreinte. D'après le dernier décompte d'Emmanuel Anati 1, sur les 70 000 sites recensés dans 160 pays, près de 45 millions de peintures et de gravures rupestres ont été dénombrées sur des rochers et dans des grottes ! C'est une estimation minimale car de nouveaux sites sont découverts chaque année. Les préhistoriens et les anthropologues sont mis au défi d'expliquer et de commenter ces manifestations graphiques. Pour cela, il faut deux préalables : une méthode d'étude parfaitement fiable, qui passe par des relevés non sélectifs et validés par la communauté scientifique, et un langage commun dans lequel chacun puisse s'exprimer pour formuler ses hypothèses. Or chacun a du mal à résister à la tentation de ne reproduire, dans ses relevés, que ce qui pourra confirmer ses théories. Et pour ce qui est du langage commun, malgré quelques tentatives louables 2, c'est l'effet « tour de Babel » qui prédomine !
Deux théories pourtant fédèrent la majorité des chercheurs. La première est l'hypothèse chamanique, modernisée par David Lewis-Williams 3, de l'université de Johannesburg (Afrique du Sud), et introduite en France par le préhistorien Jean Clottes. Cette hypothèse soutient que la majorité des images rupestres serait le produit de visions de chamanes en transe. Se basant sur des études de neuropsychiatrie, elle postule que ces « états de conscience altérée », qui seraient la caractéristique du chamane en transe, peuvent être atteints par tout le monde puisqu'ils sont l'expression de capacités neuronales partagées par tous. Le sens profond des images rupestres nous serait donc accessible. Il suffirait de démêler dans ces images ce qui relève de la culture propre à chaque société et ce qui appartiendrait au fonds commun de notre humanité. Présentée par ses promoteurs comme la meilleure hypothèse du moment (best-fit hypothesis) 4, en tout cas la plus vraisemblable, cette hypothèse à visée universaliste a la faveur du grand public et des médias.
Une seconde théorie, également ancienne, fait actuellement l'objet d'un renouveau : l'analyse mythologique. Ses chefs de file contestent fortement les présupposés de l'hypothèse chamanique. Pour eux, les états de conscience altérée n'adoptent pas de forme universelle. Ses représentants français se sont récemment exprimés dans un séminaire organisé par Jean Guilaine au Collège de France et viennent de publier un livre, véritable machine de guerre contre le chamanisme 5.
L'ANALYSE MYTHOLOGIQUE, QU'EST-CE QUE C'EST ?
L'analyse mythologique part du principe que les représentations rupestres sont liées aux mythes de la région où elles se trouvent. Elle se réfère donc avant tout à la culture locale. La seule universalité qu'elle suppose, c'est celle de la présence des mythes. Les ethnologues ont depuis longtemps fait justice des théories qui voudraient que les mythes ne soient que l'expression d'une science balbutiante, ou d'une vision naïve du monde. Aujourd'hui, nous savons que les mythes participent de l'organisation des sociétés. Il est raisonnable de penser que l'art rupestre reflète l'univers mythologique des hommes qui l'ont créé, tout comme les peintures et vitraux des églises reflètent les croyances et mythologies des religions historiques.
Le préhistorien Jean-Loïc Le Quellec vient d'apporter un ensemble d'arguments convaincants en faveur de l'hypothèse mythologique. Spécialiste de l'art rupestre africain, il a mis en évidence une corrélation entre certaines peintures et des mythes encore existants chez les populations touaregs qui sont installées dans la région depuis des milliers d'années. Ainsi, sur les rochers du Messak libyen, se trouvent représentés des humanoïdes à tête de lycaon (voir les images p. 25). Ces personnages sont des théranthropes-, c'est-à-dire des êtres mi-hommes, mi-animaux, un peu comme nos loups-garous. Il est donc licite d'analyser les scènes où ils apparaissent d'un point de vue mythique (voir l'entretien p. 28) 6.