On a longtemps opposé le chamanisme (le voyage actif du chaman dans l'au-delà) d'Asie ou d'Amérique latine à la possession (la réception passive des dieux ou génies par l'initié), principalement présente en Afrique. Pourtant, les travaux des chercheurs de terrain mettent désormais en cause ce dogme structuraliste.
Bertrand Hell est parti d'une connaissance ethnographique approfondie des confréries populaires gnawas du Maroc. Ainsi dans Le Tourbillon des génies. Au Maroc avec les Gnawas (Flammarion, 2002), il analyse notamment le mécanisme culturel du « ravissement », la prise de possession par les djinns. Trois ans auparavant, il avait déjà présenté une analyse anthropologique de vaste envergure. Sous-titré « Les maîtres du désordre », son livre Possession et chamanisme (Flammarion, 1999), présente une synthèse comparative de ces cultes et tente de saisir le fondement anthropologique sous-jacent à l'ensemble du phénomène. Au-delà de leur différence, le chamanisme et la possession, qui sont en fait souvent imbriqués, lui apparaissent d'abord comme les deux principaux systèmes élaborés par des sociétés humaines pour une communication directe avec la surnature. Ces cultes permettent d'établir un contact immédiat et sans intermédiaire avec ces entités versatiles et imprévisibles, dieux ou esprits, qu'il convient de se concilier. Dans les deux cas, le rituel fonctionne sur l'idée centrale d'une rencontre de l'initié avec l'invisible qui conduira à une transformation de sa personne. Ce contact fonctionne sur le registre de l'ambivalence, de la transgression et du bricolage.
Le chamanisme et la possession n'appartiennent pas plus au passé qu'ils ne sont circonscrits à des groupes culturels exclus de la modernité. On s'aperçoit que ces cultes sont au contraire des phénomènes universels, en pleine expansion et capables de se projeter dans la modernité la plus pointue. Ils mettent en oeuvre une pensée symbolique d'une plasticité et d'une inventivité étonnantes. B. Hell montre que leur succès tient notamment à leur fonction thérapeutique, à leur capacité à répondre efficacement à la question du malheur et du désordre.
Sciences Humaines : Dans quelle mesure peut-on parler d'un renouveau du chamanisme et de la possession, d'une « modernité » de ces cultes ?
Bertrand Hell : Depuis ces quinze dernières années, que ce soit en Amérique latine, en Afrique, au Kazakhstan, au Tadjikistan, en Corée, au Laos, etc., on s'aperçoit que ces cultes ont réellement explosé et se sont ouverts. On est confronté à ce que André Mary appelle le « bricolage syncrétique ». Des systèmes parfaitement cohérents et d'apparence « traditionnelle », mais qui sont en fait complètement bricolés, se mettent en place. Ainsi, le chamanisme d'origine amazonienne, qui a ses lettres de noblesse avec les plantes hallucinogènes comme l'ayahuasca, est transposé dans des milieux totalement différents comme les grands centres urbains de Bogota, de Lima, etc. Des chamans traditionnels venus d'Amazonie construisent des rituels urbains qui drainent des foules d'Indiens, de métis, de gens de milieu bourgeois. Les rituels sont à l'évidence un amalgame de symboles et de techniques qui paraissent hétérogènes, mais cette hétérogénéité n'existe que dans les yeux de l'ethnologue ou de l'historien. Pour les clients, et ils sont de plus en plus nombreux, c'est un système de pensée cohérent, en tout cas qui suscite l'adhésion collective. Dans cette explosion de la modernité, ce renouveau du chamanisme est donc une interrogation posée à l'ethnologue quant à l'efficacité symbolique de ces cultes. Le dénominateur commun entre la possession et le chamanisme à l'heure actuelle réside à mon avis dans la capacité à répondre concrètement, à partir d'une référence à l'action des esprits, à l'irruption du malheur, de l'aléatoire. Le chamanisme et la possession sont d'abord un discours indigène sur le désordre. Face au désordre, l'homme n'a qu'un recours, c'est la parole. Elle est étayée par un certain nombre de rites, de techniques diverses. Mais ces techniques, quelque part, sont secondaires. Ce qui donne un sens à la pratique, c'est la parole qui l'accompagne, en l'occurrence un discours sur l'infortune et une négociation avec l'invisible.
Les sociétés de chasseurs-cueilleurs, pour qui le chamanisme traditionnel était le système de référence, connaissaient une forme presque absolue de l'aléatoire : celui du gibier qui migre, des récoltes incertaines... Mais même dans les sociétés modernes protégées, on n'échappe pas à l'aléatoire : la maladie ou la catastrophe s'abattent, les destins individuels sont tragiques... La conscience du désordre semble quelque chose de commun à l'humanité. Je ne pense pas qu'on puisse dire que ce soit une catégorie ethnocentrique.