Comment situer historiquement le mouvement autogestionnaire ?
Le terme d’autogestion lui-même est assez récent, il apparaît en France au début des années 1950. Le thème de l’autogestion commence à diffuser dans la littérature militante, politique et associative au cours de cette décennie, mais c’est dans les années 1960-1970 qu’il a un vrai succès. L’âge d’or de l’autogestion, c’est après mai 1968. Et c’est au début des années 1980 que l’autogestion disparaît de la scène politique et sociale. Là où il y a eu l’effervescence sociale de 68, le programme autogestionnaire a été important : il s’est ainsi développé en Italie, mais aussi et surtout en Allemagne, où il a été associé aux mouvements sociaux de type féministe, aux mouvements pédagogiques antiautoritaires, portés par le courant libertaire.
Mais le modèle en matière d’autogestion était clairement le modèle yougoslave, foyer de référence de l’autogestion.
Quelles sont les sources intellectuelles de ce mouvement ?
Dans le cas français, on peut facilement identifier trois sources : il y a premièrement le marxisme critique. Dans les années 1960-1970, l’autogestion est pour certains marxistes une manière de prendre des distances avec le modèle du socialisme d’État, réaliste et planificateur. Ce mouvement est porté par des intellectuels, notamment des philosophes et des sociologues, parmi lesquels Henri Lefebvre, Pierre Naville, Jean Duvigneau, etc. Ils travaillent à partir d’une entrée singulière du marxisme qui est davantage l’aliénation que l’exploitation : c’est l’homme dans sa plénitude qui est atteint par le système, et c’est cette aliénation qu’il s’agit plus de dénoncer en revendiquant un système permettant aux individus de gérer leur propre existence, leur propre devenir. D’autres encore, issus du trotskisme (Cornelius Castoriadis par exemple) accompagnent aussi le mouvement.Ensuite, il y a un mouvement libertaire pour lequel, à partir de l’autogestion, on peut imaginer une sorte de révolution tranquille, pacifique, en vue d’une sortie du capitalisme. L’autogestion est alors une alternative au socialisme et au capitalisme, c’est une troisième voie.
La troisième source, ce sont les chrétiens de gauche, qui associent l’autogestion avec deux valeurs qui leur sont chères : d’une part, l’entreprise est une communauté à qui il faut lui donner les moyens de s’autoconstruire et d’évoluer, d’autre part, les valeurs de l’humain doivent passer avant les valeurs du capital.
Quels partis politiques ont porté ce mouvement ?
Sur le plan institutionnel, c’est la deuxième gauche, c’est-à-dire le PSU d’un côté et la CFDT de l’autre, qui a porté le mouvement. L’autogestion avait une dimension programmatique : c’était un projet pour bâtir une société en dehors des schémas incarnés d’une part par le capitalisme, d’autre part par le socialisme d’État, surtout en période de guerre froide, où les deux modèles s’opposaient. Le congrès de 1970 de la CFDT met l’autogestion au cœur de son programme et c’est aussi le programme de la deuxième gauche posé par Michel Rocard en 1977, à côté de la vieille gauche étatiste.Il y a une récupération tardive du Parti communiste, à la fin des années 1970. Au début, le PCF était assez hostile à ce mot d’ordre autogestionnaire, parce que ça n’entrait pas du tout dans le cadrage du centralisme. Mais la faillite du socialisme réel à l’Est et les échecs électoraux d’un PC qui commençait à décliner à la fin des années 1970 l’ont conduit à récupérer ce mot d’ordre.
Sur le plan concret, quelles ont été les expériences marquantes d’autogestion ?
En fait, le premier constat que l’on peut faire, c’est que l’on a beaucoup plus parlé d’autogestion qu’on l’a pratiquée. Des cas où des ouvriers s’approprient réellement et durablement le pilotage et la gestion de l’entreprise, il n’y en a pas beaucoup. Il y a un moment symbolique qui est Lip, à partir de 1973. Le mot d’ordre était : « On produit nos montres, on les vend, on se paie. » L’expérience a connu des hauts et des bas et s’est soldée par une liquidation en 1977 et le rachat de la marque en 1984 par Kiplé. Il y a d’autres exemples : dans une usine textile à Cerisey, ou dans une usine de Pechiney, suite à des conflits ou des grèves, les ouvriers décident de mettre l’encadrement et la direction dehors et de faire tourner eux-mêmes les machines. Ce sont des expériences qui viennent du bas, qui n’ont pas été planifiées et se mettent en place dans un moment de crise. Les ouvriers montrent qu’ils peuvent travailler sans être encadrés par une hiérarchie intermédiaire. Ça n’a rien à voir avec les projets de société : dans les exemples cités, il y a eu conflit parce qu’il y a eu de la répression syndicale, ou des menaces sur l’entreprise, des désaccords sur les salaires, sur le temps de travail. C’est dans ces moments éruptifs, spontanés que cette capacité autogestionnaire voit le jour. Mais elle n’est pas durable, ce sont quelques semaines ou quelques mois. L’expérience de Lip est vraiment l’exception. Dans tous les cas, il fallait répondre à l’urgence, inventer quelque chose, indépendamment des modèles et des programmes, avec une exigence forte de démocratie directe.
En pratique, on n’a pas de grandes expériences autogestionnaires. L’autogestion a davantage fonctionné dans l’ordre du symbolique que dans l’ordre du réel, même si l’on retrouve certaines exigences de démocratie directe propres au programme autogestionnaire dans certains mouvements sociaux de la fin des années 1980 (les coordinations d’infirmières par exemple).