L'avenir du travail n'est pas celui qu'on croit

Ubérisation, précarisation, robotisation : selon certains, ces évolutions annonceraient la « fin du salariat ». Et si tout cela n’était qu’illusion ? Si d’autres évolutions, moins bruyantes mais tout aussi fondamentales, étaient en train de changer le travail dans d’autres directions ?

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Quand le magazine Sciences Humaines a été lancé en kiosques, il y a plus de vingt-cinq ans, c’était dans le cadre d’une PME « classique » organisée autour du triptyque : unité de bien, de lien et de lieu. Le bien, c’est le magazine Sciences Humaines ; le lien est celui d’une entreprise (SA) composée de salariés sous contrat ; le lieu est Auxerre où est installé le siège. Puis le temps a passé ; la petite entreprise a grandi, une petite maison d’édition est née, un autre titre est apparu (Les Grands Dossiers des sciences humaines), l’avatar numérique scienceshumaines.com a vu le jour. En 2009, notre petite entreprise de presse lançait un nouveau magazine, Le Cercle psy, « le journal de toutes les psychologies » (vous ne connaissez pas ? Allez voir, ça vaut vraiment le coup d’œil !). L’organisation du travail a beaucoup changé par rapport à celle de Sciences Humaines. Le Cercle psy compte seulement deux salariés permanents, Jean-François M. (rédacteur en chef) et Louisa Y. (secrétaire de rédaction) qui ne se croisent qu’une fois dans la semaine, chacun étant en télétravail trois jours sur cinq. La maquettiste, Marie D., est une travailleuse indépendante qui vit à Paris ; les rédacteurs sont tous des « pigistes » dont le statut varie selon qu’ils ont ou non la carte de presse. La seule rencontre physique entre tous les protagonistes du journal a eu lieu trois ans après la création du magazine dans un restaurant parisien. La plupart ne s’étaient jamais vus jusque-là.

Sciences Humaines et Le Cercle psy semblent marquer deux époques et deux modèles d’organisation du travail. Cette évolution n’est pas typique de Sciences Humaines. Le secteur de la presse dans son ensemble a connu des évolutions similaires marquées par la numérisation, l’essor du travail indépendant et du télétravail. En extrapolant à d’autres secteurs, peut-on imaginer que le modèle Cercle psy – des indépendants travaillant à la commande et reliés entre eux par une plate-forme numérique – constitue la matrice du travail de demain ?

La fin du salariat ?

Le statut salarial tel qu’on le connaît aujourd’hui est fondé sur un échange « travail contre salaire », qui est aussi un échange entre « subordination » et « protection » 1. Or, il se pourrait que ce contrat de travail stable (qui s’est imposé comme la norme au siècle dernier) ne soit qu’une parenthèse historique en train de se refermer. Telle est en tout cas la thèse défendue par certains analystes dont Jean-Pierre Gaudart, auteur de La Fin du salariat (2013). Pour lui, le chômage de masse, le travail précaire, la multiplication des indépendants qui travaillent à la tâche ne sont pas le signe d’une crise passagère mais le symptôme d’une mutation historique : la sortie du monde du salariat et l’entrée dans une nouvelle ère de l’emploi mobile. Denis Pennel, auteur de Travailler pour soi. Quel avenir pour le travail à l’heure de la révolution individualiste ? (2013) défend une thèse voisine 2 : le CDI à temps plein est condamné face à l’essor des indépendants. Nous serions en train de passer à l’ère de « l’artisanat de masse », où de petits entrepreneurs indépendants se vendraient à la tâche 3. Cette tendance correspond à la fois à des contraintes économiques (exigences de flexibilité), à des possibilités techniques (Internet et le numérique) et à des aspirations sociales (travailler à son compte). Un nombre grandissant de jeunes « aspirent à ne plus subir » les contraintes du contrat de travail classique.

Ces prédictions semblent s’appuyer sur des réalités tangibles : aux États-Unis, on assiste à la multiplication des plates-formes de type « Uber » où des travailleurs indépendants offrent et louent leur force de travail, qu’il s’agisse de bricolage, garde d’animaux (DogVacay), déménagement (Lugg) ou petit travaux en tout genre (TaskRabbit). On avance des chiffres impressionnants : un tiers de la main-d’œuvre relèverait du « self-employment » (encadré ci-dessous). En France, la plate-forme Leboncoin, dans sa rubrique « Prestations de services », propose des centaines de milliers d’offres de ce type.