L'esprit critique, une ambition républicaine

Indissociable du projet de l’école républicaine, la formation de l’esprit critique n’a cessé de s’adapter aux défis de son temps. Elle apparaît aujourd’hui comme un rempart contre certains maux de notre société, telles les rumeurs et les théories conspirationnistes.

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Depuis longtemps, l’école française a voulu encourager les élèves à penser par eux-mêmes. Centrale dans la philosophie des Lumières, c’est au cours de la période révolutionnaire que la question devient concrète : comment faire de l’école un outil de formation d’individus capables d’exercer leur citoyenneté, de s’informer et de choisir en pleine connaissance de cause leurs représentants politiques ? Pour Nicolas de Condorcet, l’un des plus célèbres architectes de l’école républicaine, il faut d’abord instruire : « Nous n’avons pas voulu qu’un seul homme dans l’Empire pût dire désormais : la loi m’assurait une entière égalité de droits, mais on me refuse les moyens de les connaître », proclamait-il devant l’Assemblée législative en 1792.

Émanciper les enfants des croyances religieuses

Il fallut pourtant attendre un siècle pour que ces idées soient mises en œuvre par Jules Ferry et son directeur de l’enseignement primaire Ferdinand Buisson. À l’époque, il s’agit surtout d’émanciper les élèves des croyances religieuses, explique Sylvain Wagnon, historien de l’éducation et professeur à l’université de Montpellier : « Pour les républicains du 19e siècle, l’enjeu était de libérer les individus de l’emprise de l’Église, c’est-à-dire selon leurs termes de lutter “contre le mensonge et l’ignorance”. » Dans une France qui compte en 1880 environ 20 % d’illettrés, l’émancipation des individus passe donc par l’acquisition de compétences de base – lire, écrire, compter – restées des symboles de l’école ferryste. À celles-ci s’ajoute une éducation aux valeurs républicaines, vouée à remplacer le catéchisme. Magistrale, volontiers partisane, l’instruction morale et civique de J. Ferry peut aujourd’hui sembler contradictoire avec l’objectif d’une pensée autonome, à tort selon S. Wagnon : « Il est indispensable de replacer cela dans le contexte de l’époque, où les populations peu instruites étaient totalement écrasées par le pouvoir de l’Église. »

Au début du 20e siècle, sous l’impulsion du mouvement pour l’éducation nouvelle, penser par soi-même devient une part indispensable du développement personnel. Grâce aux premières découvertes en psychologie sont inventées de nouvelles manières d’enseigner, plus respectueuses des besoins de l’enfant et encourageant résolument son autonomie, comme l’illustre le principe « Aide-moi à faire seul », emblématique de la pédagogie Montessori.

Le rôle majeur de l’éducation civique

Néanmoins, si tous les penseurs de l’éducation nouvelle partagent cette ambition émancipatrice, tous ne s’accordent pas sur ses finalités : « Pour Célestin Freinet, la formation de l’esprit critique était indissociable d’un projet politique de transformation de la société. Au contraire, pour les éducateurs médecins comme Ovide Decroly ou Maria Montessori, il s’agissait davantage d’une aptitude cognitive, bien moins marquée idéologiquement », commente le chercheur S. Wagnon, qui a récemment consacré un livre à ces débats 1.

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Pointé depuis 1993 par l’Organisation mondiale de la santé (OMS) comme l’une des dix compétences psychosociales indispensables pour « répondre avec efficacité aux exigences et aux épreuves de la vie quotidienne 2 », ce n’est pourtant qu’au milieu des années 2010 que l’esprit critique devient une question prioritaire dans les prérogatives scolaires. Plusieurs événements dramatiques jouent le rôle de déclencheur : l’attentat contre Charlie Hebdo en janvier 2015, la diffusion massive en ligne d’infox à visée de manipulation politique révélée lors la campagne présidentielle américaine de 2016, ainsi que la montée des opinions conspirationnistes pouvant comporter des enjeux de santé publique tels que la vaccination. L’esprit critique des jeunes fait alors l’objet d’une attention accrue dans les évaluations internationales : selon l’étude Pisa 2018, seuls 9,2 % des élèves français de 15 ans seraient capables de distinguer un fait d’une opinion, soit légèrement plus que la moyenne de l’OCDE (8,7 %).