Le projet initié par Edgar Morin et Massimo Piattelli-Palmarini il y a plus de trente ans pour une anthropologie fondamentale reste d'une grande actualité. Les différents livres qui composent L'Unité de l'homme, édités au début des années 1970, proposent une ouverture interdisciplinaire des recherches à la rencontre des sciences de l'évolution ? sciences de la Terre et de la vie ? et des sciences humaines. Depuis, des avancées considérables se sont produites dans toutes les disciplines, comme en paléoanthropologie*, en préhistoire*, en génétique, pour les théories de l'évolution, en systématique, en éthologie*, en sciences cognitives, en linguistique, etc.
Les découvertes se sont aussi accumulées. L'Unité de l'homme est sorti l'année de l'annonce de Lucy. Depuis, on a multiplié les découvertes d'anciennes espèces d'hominidés : les plus récentes nous entraînent dans l'Afrique d'il y a 7 millions d'années. Entre-temps, le séquençage du génome de l'homme en 2003 et de celui du chimpanzé en 2005 obligent à repenser la question des origines de la lignée humaine et ses modalités d'évolution, notamment en regard des avancées en éthologie et en sciences cognitives.
Cet article n'envisage évidemment pas de faire le point sur toutes les découvertes, aussi nombreuses que fascinantes, sur les origines de l'homme et sur toutes les disciplines scientifiques qui y participent. Il s'adresse à la question de la méthode : comment construire une approche interdisciplinaire qui s'inscrit dans le cadre des théories de l'évolution, une anthropologie évolutionniste. Pour illustrer les différentes approches conceptuelles de l'évolution, un exemple servira de fil rouge, la bipédie, un des caractères très discutés à propos des origines de la lignée humaine.
La révolution phylogénétique
Concevoir le projet d'une anthropologie fondamentale ou évolutionniste requiert une bonne compréhension des théories de l'évolution et de leur évolution. Il y a trente ans dominaient encore la théorie synthétique de l'évolution et son « programme adaptationniste ». En simplifiant, les différences anatomiques et comportementales entre les espèces étaient comprises comme des adaptations à leurs environnements respectifs, cette conception de l'évolution étant attachée à l'idée de grade. Ainsi tous les grands singes ? chimpanzés, bonobos, gorilles et orangs-outans ? constituaient le grade des pongidés ou des grands singes arboricoles vivant dans les forêts, exclusivement végétariens, se suspendant aux branches et se déplaçant au sol à demi redressés sur leurs quatre membres. Quant aux hommes et à leurs ancêtres immédiats, ils campaient le grade des hominidés ou des grands singes omnivores et bipèdes marchant dans les savanes ouvertes, sans oublier l'invention et l'usage d'outils, la chasse, le partage de la nourriture, etc.
L'approche néodarwinienne et gradualiste de l'évolution s'appuie sur des classifications issues d'une systématique évolutionniste qui s'attache plus au niveau d'adaptation qu'à leurs véritables relations de parenté. Le paradigme dominant est alors le passage du grade des pongidés à celui des hominidés, la transition de la forêt à la savane avec, au passage, l'acquisition de la bipédie. Tout ce qui fait l'homme ou l'hominidé construit un ensemble d'adaptations acquis dans les savanes alors que l'on ignore presque tout de la vie des grands singes pongidés. Autrement dit, c'est la façon dont on classe les espèces qui détermine la façon dont on pense leurs modalités d'évolution.
Le programme adaptationniste et la systématique évolutionniste sont vivement remis en cause à la fin des années 1970 et dans la décennie suivante. Les changements les plus fondamentaux viennent d'une nouvelle systématique dite phylogénétique ou cladistique. Cette systématique se préoccupe avant tout de classer les espèces en fonction de leurs relations de parenté. Elle se renforce avec la systématique moléculaire* qui propose des classifications basées sur des comparaisons au niveau des molécules dépendant d'un fort déterminisme génétique (groupes sanguins, systèmes HLA, immunoglobulines, structure des chromosomes, etc.) et aujourd'hui le séquençage de l'ADN. De fait, la morphologie et tout ce qui a trait à l'adaptation comme à l'environnement passent en second plan. On classe d'abord et on s'intéresse à l'évolution ensuite : c'est un retournement de paradigme par rapport à la systématique évolutionniste. Les relations phylogénétiques entre les espèces sont d'abord resituées en fonction des différences génétiques et on s'efforce ensuite, dans un second temps de l'analyse, de reconstituer des scénarios de l'évolution. Selon une terminologie empruntée à la littérature anglo-saxonne, on commence par les patterns ? l'analyse structurale ? et on s'intéresse ensuite aux process ? les modalités d'évolution.
Ces études bouleversent radicalement les relations phylogénétiques entre les hommes et les grands singes. Les chimpanzés ressortent plus proches des hommes que des autres grands singes, ce qui oblige à revoir tous les scénarios sur les origines de la lignée humaine. Le concept de dernier ancêtre commun (Dac) s'attache à cette autre approche. Plus important encore, cela oblige à prendre en compte les connaissances acquises dans les autres lignées. Le fait que les chimpanzés et les hommes aient un Dac exclusif conduit à la reconstitution de ce Dac, à la fois pour sa morphologie (le morphotype ancestral) mais aussi pour ses caractères sociaux, cognitifs, éthologiques, etc. Le fait que les grands singes, et plus particulièrement les chimpanzés et les bonobos, usent de bipédie dans diverses circonstances renvoie les origines de ce mode de locomotion au répertoire locomoteur des grands singes qui se suspendent dans les arbres. Les bipédies émergent non pas d'une adaptation dans la savane mais de la plasticité des modes de locomotion des grands singes arboricoles, ce que confirment les plus anciens fossiles rapportés à notre lignée et tout particulièrement Orrorin tugenensis du Kenya, daté de 6 millions d'années.