Peu de comportements humains sont aussi répandus aujourd’hui que le consumérisme, autrement dit l’acquisition de biens au-delà des besoins essentiels de la vie. La diffusion géographique du phénomène a largement dépassé celle des grandes religions missionnaires. Ainsi, le grand magasin, né à Paris dans les années 1830, a rapidement été copié dans tout le monde atlantique. Il y en avait en Russie dans les années 1850, au Japon et dans les villes côtières de la Chine à la fin du siècle. Plus récemment, les fast-foods américains et les jouets japonais sont devenus des succès commerciaux planétaires, pendant que Mickey Mouse accédait au statut de premier rongeur de l’histoire à jouir d’une notoriété universelle.
La séduction que le consumérisme exerce indéniablement sur les populations ne saurait cependant faire oublier que le phénomène a suscité des attaques récurrentes. Si l’on s’en tient aux pays occidentaux, les moralistes d’hier en déploraient la superficialité, pendant que les snobs regrettaient que les nouvelles pratiques de consommation effacent les frontières de classe. Aujourd’hui, l’environnementalisme condamne ses effets sur l’écosystème. Ailleurs, le consumérisme a souvent été rejeté au nom de son effet corrupteur sur la culture et les valeurs locales, comme en témoigne l’hostilité des nationalistes japonais du début du siècle, ou plus récemment les vitupérations de l’ayatollah Khomeiny contre la consommation occidentale.
Cette tension entre séduction et opposition soulève de nombreuses questions, à commencer par savoir comment et pourquoi le consumérisme a fait son apparition dans l’histoire. C’est en effet en revenant à l’origine du phénomène que l’on pourra mieux comprendre par quel cheminement, en raison de quels besoins, il est devenu un objet de fascination global.
Le fait de gens ordinaires
Les historiens considèrent aujourd’hui que le consumérisme moderne est un phénomène plus ancien qu’on le croit, puisqu’il est apparu au cours du XVIIe et surtout du XVIIIe siècle en Europe de l’Ouest. Plus surprenant, ils estiment que si la révolution industrielle a indéniablement accéléré le consumérisme, elle ne l’a pas engendré. Au contraire, l’essor de nouvelles pratiques de consommation a fourni des débouchés et un aiguillon à l’expansion industrielle du textile et de bien d’autres produits. Ces découvertes incitent par conséquent à s’intéresser à la société occidentale d’avant la machine à vapeur et les usines.
Avant cette date, certaines traces d’un consumérisme précoce peuvent certes être trouvées, par exemple dans la Chine visitée par Marco Polo ou sur les marchés opulents du Moyen-Orient. Mais la consommation était alors bridée par divers facteurs. Jusque-là, les populations du monde étaient en majorité composées de paysans qui produisaient tout juste la quantité de biens nécessaire à leur subsistance. Même lorsqu’un surplus existait, il était bien plus souvent utilisé pour construire ou entretenir des églises ou des mosquées que pour satisfaire des appétits de consommation individuelle. Il était parfois aussi consacré à entretenir les liens de solidarité au sein du groupe : les artisans prémodernes d’Europe ou du Japon achetaient ainsi les uniformes de leur guilde et finançaient des banquets qui renforçaient leur identité collective tout en décourageant les velléités d’affirmation individuelle. L’existence de hiérarchies sociales rigides entravait également l’engouement pour les biens de luxe : les aristocrates haussaient les sourcils en voyant des parvenus tenter d’imiter leur mode de vie. Sans compter que de nombreuses sociétés prémodernes édictaient régulièrement des lois somptuaires destinées à réprimer le consumérisme, punissant sévèrement les transgresseurs. Pendant le XVIIIe siècle, les empereurs chinois condamnèrent périodiquement à mort des consommateurs opiniâtres pour châtier leur présomption.