Sciences Humaines : Vous avez étudié les formes de pouvoir et les relations de parenté dans un certain nombre de sociétés non-occidentales, d'Océanie ou d'ailleurs, souvent des sociétés tribales. Ces formes et ces relations possèdent toujours, selon vous, plusieurs dimensions : imaginaire, symbolique et matérielle. Comment envisagez-vous les relations entre ces sphères ?
Maurice Godelier : Partons, si vous le voulez bien, d'un exemple concret. Celui de l'Egypte ancienne, peut-être la première société étatique apparue dans l'histoire et gouvernée par un « dieu » vivant parmi les hommes, Pharaon. Qui est Pharaon ? Les récits mythiques nous disent qu'il est né de l'union de deux divinités, Isis et Osiris, un frère et une soeur. Il est donc fils d'un inceste divin. Ce récit renvoie à une réalité totalement imaginaire. Mais cette représentation d'une descendance divine s'est incarnée dans des formes et à travers des gestes symboliques multiples. Sur les cartouches des grands monuments, le pharaon est représenté avec une taille immense et les personnages qui l'entourent lui arrivent à peine à la hauteur du genou. Ce sont des humains, égyptiens ou leurs ennemis, face à un dieu. De même, la tiare, à double face, qu'il porte sur la tête, symbolise les deux capitales du haut Nil et du bas Nil. Cette dualité montre que le pharaon incarne désormais l'unité d'un pays autrefois divisé en deux royaumes.
Le pharaon représente aussi le Nil, qui est lui-même un fleuve sacré. Chaque année, quand les eaux du fleuve étaient en décrue, le pharaon remontait le Nil sur sa barque royale jusqu'au point où celle-ci ne pouvait plus avancer. Là, il accomplissait un rituel et jetait dans les eaux du fleuve un fragment de papyrus sur lequel était inscrite la formule magique qui allait faire revenir les eaux du fleuve. Quelque temps après, effectivement, le Nil se retrouvait en crue. Et avec l'eau, revenait le limon qui permet à la végétation de revivre, aux cultures de pousser. Tout se passait comme si le pharaon, par son rite, avait ramené l'eau, la vie, la richesse, dans le royaume.
Un tel exemple peut nous aider à comprendre les relations entre l'imaginaire, les pratiques symboliques et leurs relations avec un pouvoir réel exercé sur et dans une société. L'imaginaire, ce sont ici les croyances partagées par le pharaon et ses sujets (la nature divine de Pharaon, sa naissance incestueuse, etc.). Cet imaginaire s'incarne à travers des pratiques symboliques : des rites, des gestes, des objets symboliques, des temples, des palais, des parures et des institutions politico-religieuses, les castes des prêtres et des gouvernants. Objets, institutions, pratiques symboliques font passer l'imaginaire dans nos sens. Et ils inscrivent dans la pierre, dans les corps, dans le calendrier, la puissance du pharaon.
Le symbolique, ici le rite, est donc la codification de l'imaginaire ? Sa mise en forme ?
Sa mise en forme et sa mise en scène. Les représentations imaginaires sont des « idéalités », c'est-à-dire des réalités mentales. Les symboles, les gestes, les pratiques symboliques les mettent en scène. Traduites en rituels, elles imprègnent les corps, structurent l'espace et le temps, façonnent les comportements obligés. Sans accès à cet imaginaire, rites et pratiques symboliques n'ont pas de sens. Ce sont comme les symboles mathématiques écrits dans un livre pour un non-mathématicien. Car pour qui n'est pas mathématicien et ne peut en les voyant refaire dans sa tête les opérations qu'expriment les symboles mathématiques, ceux-ci n'ont aucun sens. Ce sont des signes vides de sens. De même, lorsque nous voyons aujourd'hui des statues de dieux grecs, nous pouvons les trouver belles, mais elles ont perdu une part de leur puissance parce que l'imaginaire, l'univers des mythes et des rites, les enjeux politiques et sociaux qui leur étaient associés se sont évanouis au cours de l'histoire. On les admire, mais sans en comprendre vraiment le sens. Sans le culte d'Artémis, sans les mystères d'Eleusis, les statues grecques sont des formes belles, mais presque vides. Il est important, dans les sciences de l'homme et de la société, de pouvoir démêler ces aspects imbriqués dans la production de formes de vie sociale : l'imaginaire, le symbolique et ce qui dans le réel ne se réduit ni à l'un ni à l'autre.