Depuis que les activités sportives ont pris au XIXe siècle leur forme moderne, deux conceptions du sport s’opposent : le sport au service de la santé et du bien-être, et le sport de compétition qui recherche la performance et le spectaculaire. La question du dopage s’inscrit-elle dans cette opposition ?
Il y a effectivement dans l’histoire du sport moderne deux approches opposées des activités sportives : l’une, celle de l’éducation physique, qui relève d’une conception sanitaire du sport, qui fait signe du côté de l’hygiène et de l’apparence physique ; l’autre s’inscrit dans une logique pragmatique de résultats au service de la compétition. Le dopage a toujours existé dans le sport de compétition. Il est néanmoins demeuré longtemps circonstanciel, réservé à des situations exceptionnelles d’effort, de souffrance ou de réparation des traumatismes.Ce qui fait la spécificité du dopage contemporain, c’est la sophistication des substances rendues disponibles par les progrès de la biochimie. Ces substances peuvent désormais être intégrées aux dispositifs techniques d’entraînement. Il existe aujourd’hui pour chaque étape de ces dispositifs un médicament ou une pratique dopante adaptés : pour la musculation, l’oxygénation, la récupération, les traumatismes. L’imaginaire de l’entraînement sportif, qui emprunte à la société industrielle ses valeurs de rationalité et de rendement, s’est aisément approprié cette pharmacopée et ces pratiques. Les premières prises d’anabolisants dès les années 1960 le montrent clairement.
Comment définir le dopage ?
Le dopage ne peut pas relever d’une définition morale qui condamnerait le recours à des procédés artificiels d’amélioration des performances, par opposition à un entraînement « naturel ». La morale du sport est dès l’origine une morale de l’artifice : pour améliorer les performances, le sport a recours à des artifices techniques, dont les équipements et l’entraînement font partie, et il adopte des règles artificielles pour organiser ses jeux et ses spectacles. Le seul critère recevable de définition du dopage est donc celui de la dangerosité des produits pour la santé de l’athlète. Mais le repérage de cette dangerosité est rendu difficile par la culture du déni propre au milieu sportif. On a identifié dans certains sports des mortalités précoces ou des handicaps lourds de santé, on manque toutefois de données statistiques lourdes.Est-ce que se doper, c’est tricher ?
Ce n’est pas tricher au sens où, je le répète, l’usage d’un artifice pour améliorer les potentialités du corps est dès l’origine au cœur du dispositif sportif, que cet artifice soit technique (chaussures, raquettes, musculation…) ou biologique (régimes, compléments alimentaires, boissons énergétiques…).Ce qui est tricher, c’est utiliser des produits interdits par les règlements sportifs. Le sportif dopé ne triche pas parce qu’il utilise un produit artificiel, mais parce qu’il enfreint une règle élaborée pour protéger sa propre santé et celle des autres compétiteurs.
Le public n’est-il pas enclin à une certaine indulgence à l’égard des sportifs dopés, comme semble le montrer l’inaltérable popularité de
Richard Virenque, ou même celle de Zinédine Zidane, qui a longtemps joué dans un club italien adepte du dopage organisé ?
Votre question pose un problème de fond, celui de l’invisibilité du dopage. L’ambiguïté de notre rapport au dopage vient de là : le dopage n’altère pas l’intégrité physique apparente de l’athlète, alors qu’il permet des performances exceptionnelles qui nous fascinent et sont l’essence même du mythe sportif. Nous condamnons moralement le dopage mais nous admirons ses résultats sans pouvoir connaître les dégâts qu’il provoque. C’est tout le paradoxe du sport, qui est aussi celui des sociétés occidentales, à la fois hypersensibles à la sécurité sanitaire et surconsommatrices de médicaments. Faut-il alors légaliser le dopage ?
Non, car ce serait accepter d’officialiser un retour à une forme de spectacle mortifère, à la manière des gladiateurs romains. Mais encore une fois, contrairement à l’exemple des gladiateurs dont le sang versé était parfaitement visible, une partie du problème tient à l’invisibilité du dopage. Il faut donc enquêter pour le repérer. C’est pourquoi le refus du dopage restera un vœu pieux tant que règlements et contrôles ne seront pas confiés à une instance extérieure au milieu sportif, de préférence internationale. Il est en effet évident que les organisateurs, les sponsors et les équipementiers attendent des résultats de leurs investissements et que les athlètes, leurs entraîneurs et leurs fédérations sont mal placés pour résister à cette pression. Certains sports étaient restés en France à l’écart du dopage, mais leurs résultats internationaux demeuraient insuffisants pour attirer spectateurs et investisseurs. Ceux de ces sports qui ont amélioré leurs résultats internationaux ont à l’évidence dû avoir recours au dopage.C’est aussi pourquoi le dopage, qui est un problème de santé publique, concerne directement la puissance publique qui doit légiférer, comme l’a fait la France avec la loi de novembre 1998.