Quel effet cela fait-il d’être une chauve-souris ? À quoi ressemble l’univers qu’elle « voit » avec ses ultrasons ? Pour le philosophe américain Thomas Nagel (1), les humains ne pourront jamais le savoir, même en décortiquant tous les mécanismes de son cerveau : il existerait un gouffre (le « gouffre explicatif ») entre la réalité matérielle du cerveau, et la part subjective et phénoménale de la conscience, par essence immatérielle.
Depuis que T. Nagel l’a posée en 1974, cette question est devenue l’étendard de ceux qui pensent qu’il est tout simplement impossible de donner une explication scientifique au phénomène de la conscience. Comment, demandent-ils, la science qui est objective, pourrait-elle décrire notre conscience qui est subjective ? Et comment l’activité du cerveau pourrait-elle provoquer des perceptions ou des émotions, expériences qualitatives, subjectives et intimes, qu’on regroupe sous le terme qualia ?
Pour certains cependant, ce « prétendu » gouffre n’empêche pas l’étude scientifique de la conscience. Quels sont leurs arguments ?
La conscience, un objet de science ?
Le premier objet de débat est la question de la conscience en tant qu’objet de science. La conscience, subjective et intime, serait par définition non abordable de façon scientifique. Rien n’est plus faux, selon le philosophe américain John Searle (2). Ainsi, explique-t-il, si j’ai mal quelque part, ma douleur est subjective : elle n’a pas d’existence propre en dehors de moi. Mais rien n’empêche la science d’avoir une connaissance objective de ce qu’est ma douleur – c’est ce que fait la neurologie. La science peut donc porter sur des phénomènes subjectifs. Pour autant, il est vrai qu’elle ne peut accéder ni à la subjectivité de ma douleur ni, pour reprendre l’exemple de T. Nagel, à « ce que ça fait » d’être une chauve-souris.
Ce qui nous amène à une deuxième question. Cette limite est-elle vraiment un problème ? Autrement dit, une science de la conscience doit-elle nous permettre de ressentir la part subjective de la conscience (par exemple le qualia « je suis une chauve-souris ») ? Pour le neuroscientifique Gerald Edelman, prix Nobel de médecine 1972, la réponse est clairement non. Il oppose à la métaphore de la chauve-souris celle de l’ouragan (3), que l’on peut résumer ainsi : imaginez qu’un scientifique brillant, grâce à la dynamique des fluides et à la météorologie, ait élaboré une théorie suffisamment puissante pour expliquer la formation des ouragans, qui sont des phénomènes pour le moins complexes. Il peut les prédire et décrire leurs propriétés les plus intimes. Cependant, en entendant et en comprenant cette théorie, devons-nous nous attendre à ressentir, subjectivement, un ouragan, à être pris dans les vents ou trempés par la pluie ? Non, bien sûr. De même, une théorie de la conscience n’a pas à reproduire la part subjective de la conscience, mais seulement à expliquer comment et quand la conscience apparaît.