La Chine intéressait Adam Smith au plus haut point. Dans sa Richesse des nations (1776), le célèbre économiste écossais constatait ce que les tenants de l’histoire globale redécouvrent aujourd’hui : à la fin du XVIIIe siècle, l’empire du Milieu abritait l’économie de marché la plus dynamique de l’époque, au point que les nations européennes n’avaient qu’à bien se tenir. Plus encore, comme l’estime l’historien italien Giovanni Arrighi, la Chine avait emprunté la « voie naturelle » vers la prospérité. Contrairement à Gênes, Venise ou Amsterdam, qui avaient puisé leur richesse dans l’ouverture, parfois agressive, de voies commerciales au long cours, l’empire oriental s’en était tenu à une voie plus modeste mais aussi plus pacifique et plus sûre, fondée sur le lent essor de son marché intérieur.
Lorsqu’il dit avoir trouvé A. Smith à Pékin, G. Arrighi n’a pas seulement en tête l’époque où écrivait l’économiste écossais, mais bien la période contemporaine. A. Smith n’aurait sans doute pas imaginé que l’empire du Milieu, et avec lui l’ensemble de l’Asie de l’Est, allait bientôt être sévèrement distancé par les précaires nations européennes. Pour G. Arrighi, il est cependant probable qu’il n’aurait nullement été étonné du grand retour de la Chine sur l’échiquier mondial. A ses yeux, les mêmes raisons qui conduisirent A. Smith à formuler les meilleurs augures au sujet de la prospérité chinoise expliquent aujourd’hui pourquoi la République populaire de Chine est en passe de devenir le centre dominant de l’économie mondiale.
Quelle est donc cette voie chinoise que célébrait A. Smith ? C’est tout simplement la « croissance par le marché » auxquelles l’économiste consacre une bonne partie de sa Richesse des nations. Le progrès économique y découle d’un cercle vertueux entre essor du marché et approfondissement de la division du travail. L’amélioration des techniques agricoles permet de mettre en vente un surplus, ce qui offre des débouchés à des activités manufacturières, celles-ci se diversifient, des services apparaissent, et ainsi de suite. Sous les dynasties Ming et Qing, la Chine a patiemment accompagné un tel « cours naturel », affirme G. Arrighi. Les historiens ont pourtant longtemps insisté sur les entraves que le pouvoir impérial faisait peser sur les activités marchandes. Celui-ci n’a-t-il pas négligé, voire carrément prohibé, l’ouverture de routes commerciales maritimes ? Certes, concède G. Arrighi, mais cela était cohérent avec la nécessité de consolider un marché intérieur en y annexant les territoires de sa périphérie continentale. N’a-t-il pas aussi de tout temps montré une grande hostilité à l’égard des négociants au long cours, les capitalistes d’alors ? C’est vrai, poursuit-il, mais A. Smith n’aurait rien trouvé à y redire, lui qui recommandait aux gouvernants européens de maintenir les capitalistes à distance afin de préserver la concurrence sur les marchés et maintenir les profits au minimum.