Quel est le point commun entre un étudiant, un ouvrier agricole, un chef d'entreprise, une infirmière... ? Réponse : tous peuvent revendiquer le statut de citoyen. Sans doute est-ce là que réside la véritable gageure de la citoyenneté : transcender les différences, qu'elles soient professionnelles ou sociales, mais aussi culturelles, religieuses... pour mieux assurer la participation des membres d'une communauté aux affaires de la cité.
Prendre part aux affaires de la cité : cette définition générique de la citoyenneté est celle qui vient le plus spontanément à l'esprit. Elle est directement héritée de la Grèce et de la Rome antiques.
Mais là s'arrête le parallèle. Car, depuis, la citoyenneté s'est considérablement enrichie d'autres attributs au point qu'on parle de « citoyenneté moderne » pour mieux la distinguer de la citoyenneté telle que la concevaient les Grecs ou les Romains.
La citoyenneté dans les sociétés modernes
Dans un ouvrage récent 1, Fred Constant rappelle les quatre composantes principales de la citoyenneté qui s'est imposée dans les sociétés occidentales au cours de ces deux siècles.
- Il y a d'abord la nationalité. « Dans le cadre de l'Etat-nation, le citoyen est titulaire d'une parcelle de souveraineté nationale. Seuls les nationaux sont, par conséquent, citoyens et seulement eux sont admis au bénéfice de l'exercice des droits politiques. Ainsi, le citoyen se définit d'abord par opposition à l'étranger, et la citoyenneté apparaît à cet égard comme un sous-ensemble de la nationalité (...)». Remarquons au passage qu'aux Etats-Unis, comme dans d'autres pays, le mot citizenship est employé dans le sens français de nationalité. C'est une différence importante avec la citoyenneté antique. Le titre de citoyen romain était, lui, accordé aux hommes « libres » qu'ils fussent Romains ou issus des peuples soumis ou alliés 2.
- La citoyenneté moderne renvoie ensuite à des droits. Dans une conférence célèbre donnée en 1949, le sociologue anglais Thomas Humphrey Marshall 3 s'est attaché à décrire l'histoire de la citoyenneté moderne en trois phases successives, correspondant chacune à l'affirmation de droits nouveaux. La première phase est celle qui voit, à partir du xviiie siècle, l'affirmation des droits civils (liberté de parole, de pensée et de religion, égalité devant la loi, droits de propriété, etc.) à travers les droits de l'homme célébrés par les révolutions américaine et française. Le xixe siècle voit ensuite la conquête des droits politiques (droit d'élire et d'être élu et de participer au gouvernement, extension du suffrage universel, etc.). Enfin, avec le xxe siècle, on assiste à la reconnaissance des droits sociaux à travers la mise en place de l'Etat-providence. Si cette vision linéaire a été amplement critiquée, elle offre le mérite de rappeler que les droits attachés à la citoyenneté ont été, quel que fut leur ordre d'apparition, élaborés au cours d'expériences historiques.
- La citoyenneté moderne, c'est encore des modes de participation à la vie de la cité : outre le vote, les manifestations, les pétitions, le militantisme, etc. Si dans l'antiquité, l'activité citoyenne est circonscrite à l'Agora, dans les sociétés modernes, elle s'inscrit dans un espace public que les médias de masse ont contribué à élargir considérablement.
- Enfin, la citoyenneté, ce sont des devoirs : le devoir de voter, le devoir militaire, le devoir fiscal, le devoir de solidarité, etc. Le « bon citoyen » se doit d'être intéressé à la politique ; il n'hésite pas à s'engager pour les valeurs attachées aux principes universels des droits de l'homme.
D'une société à l'autre, des différences existent dans la manière de vivre la citoyenneté. Au point que l'on peut parler non pas d'une mais de citoyennetés. Parmi les différentes variantes, les sociologues distinguent notamment une citoyenneté « étatique », abstraite et imposée par l'Etat, et une citoyenneté « démocratique », davantage vécue localement. La société française serait plus proche du premier modèle, les pays anglo-saxons du second. Au sein d'un même pays, des nuances existent aussi. Dans La Citoyenneté à la française 4, Sophie Duchesne a mis en évidence une double manière de vivre la citoyenneté en France : une « citoyenneté d'héritage », fondée sur la morale civique républicaine et une « citoyenneté des scrupules », davantage fondée sur le respect de l'autre, quelle que soit sa nationalité.
Il reste qu'au cours de ces deux siècles, la citoyenneté moderne a soulevé à peu près partout les mêmes objections. La principale consiste à souligner le décalage entre ses dimensions statutaire, effective et identitaire (pour reprendre la typologie en usage dans les sciences sociales). Force est de constater que l'abstraction des différences, au nom du principe d'égalité, ne parvient pas à éluder les inégalités ni la volonté des individus de voir reconnaître leurs spécificités. Il est par ailleurs admis que la logique d'inclusion de la citoyenneté ne va pas sans une logique d'exclusion. Aux Etats-Unis, les tendances ségrégationnistes n'ont cessé d'illustrer les limites du pouvoir intégrateur de la citoyenneté. Faut-il aussi rappeler que les Françaises ont dû attendre 1946 pour se voir reconnaître comme citoyennes et, qu'aujourd'hui encore, elles sont sous-représentées au Parlement ou au gouvernement ? D'autres, comme le politologue Jean Leca, ont souligné la contradiction fondamentale entre la logique de la citoyenneté et celle du marché avec, d'une part, un individu censé « participer à une communauté de droits, égal aux autres, investissant de sa personne au nom du bien public, d'autre part, l'individu privé, cherchant d'abord à optimiser son utilité dans le cadre du marché » 5.