Inégalités, exploitation, discrimination, racisme, sexisme, harcèlement, favoritisme, mépris, jalousie…, c’est un tableau extrêmement noir des représentations du travail que les Français, toutes catégories sociales confondues, livrent dans une récente enquête dirigée par le sociologue François Dubet (1). Et pourtant, tous et toutes attachent une grande importance au travail qui, dans cette enquête comme dans bien d’autres, vient en seconde position dans l’ordre des valeurs, juste après la famille.
Mais, paradoxalement, « alors que les statistiques montrent que, depuis trente ans, beaucoup d’inégalités se sont réduites, le sentiment d’injustice au travail n’a jamais été aussi fort », affirme F. Dubet…
Dans votre enquête, le discours critique sur les injustices au travail semble intarissable… Pouvez-vous en résumer la teneur ?
Lorsque l’on laisse parler les gens, on s’aperçoit qu’ils mobilisent des catégories philosophiques très élaborées pour étayer leurs propos, comme si tout le monde avait lu Aristote, Emmanuel Kant ou John Rawls… En fait, trois grands principes de justice sont évoqués lorsque l’on parle du travail : l’égalité, la reconnaissance du mérite et le respect de l’autonomie. Mais ces trois principes finissent par se contredire entre eux, et engendrent une ronde de critiques intarissable.
Au nom de l’égalité, on dénonce, entre autres, les difficultés que connaissent les immigrés, les femmes, les jeunes… Tout le monde sait que le travail est inégalitaire, mais tout le monde aussi veut des inégalités justes. C’est comme s’il y avait un seuil acceptable : par exemple, les enquêtés trouvent normal qu’un médecin gagne quatre fois plus qu’un employé, mais ils dénoncent aussi bien les salaires trop bas que ceux des patrons des grandes entreprises qui gagnent des millions d’euros par mois…
La reconnaissance du mérite, quant à elle, suppose que tout travail doit être rétribué à sa juste valeur. Au nom du mérite, les gens développent alors un discours anti-égalitaire : « Pourquoi, se révolte ce prof de lettres, alors que je fais dix-huit heures de cours et en ai autant de préparation et de correction, celui qui n’a que des préparations minimes et pas de correction touche le même salaire que moi ? »
D’un côté, on reconnaît le mérite dû au diplôme, de l’autre, on le conteste en mettant en avant l’investissement plus ou moins important de chacun : au nom d’un raisonnement utilitariste, on demande que les efforts soient reconnus et récompensés. Et l’on critique alors le piston, le copinage, les promotions canapés… qui viennent pervertir les épreuves.
Le troisième principe revendiqué est l’autonomie ; c’est elle qui doit garantir un espace de liberté et de créativité pour chacun. Sont alors dénoncées les situations qui produisent de l’aliénation : « Je suis correctement payé mais j’ai un travail qui est idiot », ou « qui m’humilie », ou « qui me stresse »… Là encore, les contradictions se font jour : « Je veux être reconnu comme l’égal des autres mais aussi comme individu singulier. »
Au total, il se dégage de ces discours un sentiment d’injustice tel que le rapport au monde apparaît très noir…