Le sens commun amène parfois à entériner la formule trop connue selon laquelle « la cause du crime, c'est le criminel lui-même ». A première vue, c'est l'évidence : le crime est commis par une personne qui se singularise ainsi des autres. Ce serait donc sur son anormalité qu'il faudrait s'interroger. Tel est le raisonnement qui a guidé tout le xixe siècle et qui guide encore beaucoup d'auteurs. Les sciences sociales invitent pourtant à regarder un peu plus loin que le bout de son nez. Elles observent par exemple que, en deçà des cas très rares d'interdits peut-être universaux (comme le meurtre au sein de la parenté ?), la définition du crime varie beaucoup selon les époques et les sociétés, de même que varient beaucoup les sanctions. Elles observent aussi que, au sein d'une même société, plusieurs univers sociaux peuvent cohabiter, qui ne respectent pas les mêmes normes. Elles peuvent même suggérer que, dans certains contextes (par exemple la conduite automobile dans certaines situations ou encore la fraude fiscale dans certains milieux), les délinquants peuvent être plus nombreux que les non-délinquants, au point que l'on peut se demander ce qui est « normal ».
Les choses sont donc beaucoup plus complexes qu'il y paraît et elles appellent un traitement scientifique rigoureux. Pour ce faire, on peut se référer au célèbre sociologue et criminologue américain Edwin Sutherland (1883-1950) qui, en 1936, traça ainsi le programme de la sociologie du crime : l'étude de l'incrimination, de la transgression et de la sanction. Pour qu'il y ait crime, il faut en effet que soient réunis trois éléments : 1) une norme qui définisse ce qui est un crime; 2) une transgression de cette norme qui soit identifiée comme telle; 3) une sanction qui soit infligée à l'auteur de la transgression.
Pour qu'il y ait crime, il faut donc d'abord que la société incrimine des comportements. Le crime suppose ainsi un droit (pénal, mais aussi civil, administratif, social, financier, etc.). Or, ce droit a une histoire au cours de laquelle il ne cesse de se transformer, soit par ajouts de nouvelles incriminations, soit par suppressions d'anciennes incriminations 1. Commençons par le processus le plus rare (celui de la disparition de certains crimes) et prenons le cas du vagabondage et de la mendicité 2. Cette catégorie d'incriminations a vu s'opérer un changement fondamental au cours du siècle écoulé. En 1810, le Code pénal napoléonien définit ces délits qui vont jouer un rôle essentiel dans le travail de la police et de la justice. Tout au long du xixe siècle et au début du xxe, le vagabondage et la mendicité ont constitué une des principales causes de condamnation par des tribunaux français, et les vagabonds ont souvent formé un important bataillon des prisonniers et des bagnards.
L'évolution des normes définissant le crime
Pourtant, depuis l'entrée en vigueur du Nouveau Code pénal, le 1er mars 1994, ce ne sont plus des délits. Au cours de la seconde moitié du xxe siècle, un changement majeur s'est en effet opéré. A la figure du vagabond comme dangereux asocial, s'est substituée la figure du clochard puis du SDF comme malheureux exclu. Cela ne change pas certaines attitudes répressives de la part de pouvoirs publics locaux (en témoigne la vogue des arrêtés municipaux « antimendicité » depuis quelques années), mais ce n'est plus un problème pénal, ce n'est plus un crime.
La consommation de drogue suivra-t-elle le même chemin ? Elle est aujourd'hui très fortement pénalisée en France, en vertu de la loi du 31 décembre 1970. Le simple usager risque jusqu'à 25 000 F d'amende et un an d'emprisonnement. Mais il n'en a pas toujours été ainsi. Au xixe siècle, les drogues étaient d'usage courant à la fois dans les milieux artistiques et en médecine. C'est à partir de la Première Guerre mondiale que la prohibition s'est imposée dans le cadre occidental et que le consommateur de drogue a progressivement été considéré comme un délinquant 3. La place prise par le trafic de drogues, à la fois dans l'économie souterraine des quartiers pauvres et dans l'économie mondiale, accentue encore la dangerosité sociale présumée des drogues.
Pourtant, il est probable que cette situation va évoluer dans le même sens que le vagabondage. Déjà, l'approche de la consommation de drogues dites « dures » (essentiellement l'héroïne) est de plus en plus médicale, l'épidémie de sida ayant imposé la prise en compte des impératifs de santé. Ensuite, tout un ensemble de raisons poussent aujourd'hui dans le sens d'une sortie de la prohibition au profit d'une réglementation en matière de cannabis : l'ampleur et la banalité de la consommation (un jeune homme sur trois), la reconnaissance d'une hiérarchie médicale de la dangerosité des produits qui situe le cannabis bien en deçà des autres drogues interdites ou parfaitement autorisées (l'alcool et le tabac), les expériences concluantes menées dans d'autres pays européens.