Sans doute l’un des mots les plus martelés dans les médias, la « crise » cristallise aujourd’hui toutes les inquiétudes. Face à la dérégulation du système financier mondial, à l’augmentation des prix de la nourriture, au dérèglement climatique et à l’agitation sociale, l’avenir politique et économique mondial s’annonce incertain. Du latin « crisis », la crise correspond étymologiquement à une maladie brutale et violente. Mais le mot vient aussi du grec « krisis » signifiant « prise de décision ». L’ambivalence ici énoncée dépasse cependant le simple intérêt sémantique. Point névralgique d’une construction politique et culturelle, la crise vient interroger le système dominant en lui révélant ses faiblesses. En ce sens, elle est un moment clé, celui d’une mutation progressive et douloureuse vers un autre modèle, un moment où il convient de décider, le « moment ou jamais ». « Une crise se produit au moment où le vieux monde tarde à disparaître, où le nouveau monde tarde à naître et, dans ce clair-obscur, des monstres peuvent apparaître 1. »
C’est au cœur de cette ambiguïté de la crise, entre présage d’un malheur ou opportunité d’un changement, que s’est développée, à la manière du keynésianisme au cours de la dépression des années 1930, une nouvelle mouvance prétendant changer les paradigmes actuels : le convivialisme. Reprenant la notion de « convivialité » énoncée en 1973 par le penseur critique de l’écologie politique, Ivan Illich, le convivialisme est un néologisme inventé par un ensemble de penseurs dont Alain Caillé, Serge Latouche, Patrick Viveret et Marc Humbert.
La voie de la décroissance
Désignant un courant encore embryonnaire qui prétend faire dévier le sort de l’humanité d’une catastrophe annoncée, le convivialisme réunit en son sein diverses critiques de la société actuelle et diverses façons de la changer : « L’élément déclencheur qui pourrait réunir les multiples luttes, les multiples expériences, les multiples théorisations : la conjonction d’un désastre économique social écologique et d’un sentiment d'indignation généralisé 2. »De la décroissance à l’économie sociale et solidaire en passant par une politique de civilisation, le convivialisme appréhende la crise comme l’occasion de recycler divers modèles et concepts alternatifs déjà théorisés et développés durant les dernières décennies. Dans son prémanifeste Pour un manifeste du convivialisme, A. Caillé présente cette future idéologie politique comme la synthèse et le dépassement des quatre grandes idéologies de la modernité : le libéralisme, le socialisme, l’anarchisme et le communisme. S’il s’avère nécessaire de les dépasser, c’est parce que toutes s’érigent sur une théorie utilitariste qui pose la croissance infinie comme la clé de la paix entre les hommes et du progrès. En effet, selon A. Caillé, l’adhésion à la démocratie a toujours reposé sur la perspective d’un enrichissement matériel, c’est-à-dire sur une croissance continue du PIB. Or en France, de 5,4 % dans les années 1960, la croissance est passée à 1,45 % depuis 2000. La croissance quasi nulle des pays riches ne permettrait alors plus d’assurer l’idéal démocratique qui s’était précisément justifié par la prospérité économique. Comment éviter que le modèle démocratique soit complètement décrédibilisé et remplacé par des régimes totalitaires et belliqueux qui, dans un système mondialisé, pourraient mener à une catastrophe planétaire ? S’inspirant des mots de l’anthropologue français Marcel Mauss, la question convivialiste se poserait, plus précisément, ainsi : « Quelles règles de vie en société adopter pour permettre aux humains de vivre ensemble en “s’opposant sans se massacrer” 3 ? » A. Caillé répond : en assumant la finitude du monde.