La culpabilité des innocents

Les injonctions à l'autonomie et à l'épanouissement personnel pèsent lourd sur les épaules de ceux qui, sans travail, n'ont pas les moyens de les satisfaire. Numa Murard a recueilli les récits biographiques de jeunes et moins jeunes, confrontés à l'épreuve du chômage.

Le travail ne se résume pas à un revenu, une activité et des relations sociales, il implique la reconnaissance de soi. A ce titre, il est soumis dans nos sociétés à un impératif supplémentaire, une injonction qui pèse lourdement sur nos vies : le devoir de réussite. A chacun de trouver dans le travail les moyens de sa propre réalisation. S'ensuivent des questions redoutables : ai-je emprunté le meilleur moyen pour y parvenir ? Ai-je fourni tous les efforts nécessaires ? Ai-je saisi toutes les occasions ? En découle un sentiment général de culpabilité, plus ou moins intense, d'autant plus vif pour ceux qui estiment, à tort ou à raison, qu'ils n'ont pas réussi.

C'est pourquoi les récits biographiques de ces derniers se présentent inévitablement comme les actes d'un procès où chacun plaide à la fois à charge et à décharge, se justifiant ou s'excusant, s'accusant face à un tribunal omniprésent, relié à tous les petits tribunaux, familiaux, scolaires, professionnels et parfois judiciaires, où ses actes ont été, sont ou seront sanctionnés 1. Car l'injonction à réussir touche aux fondements de l'estime de soi et de sa reconnaissance par les autres. Le respect que je me dois et que les autres me doivent, quelle autre source pourrait-il avoir à part le mérite que je me reconnais et qu'ils me reconnaissent ? On retrouvera ici les thèmes traités par Axel Honneth 2 et Richard Sennett 3.

Le propos de cet article s'appuie sur une recherche coordonnée dans sept pays européens à partir d'entretiens biographiques, auprès de différentes catégories de personnes directement atteintes par les transformations économiques des dernières décennies 4. Les effets de ce « devoir de réussite » peuvent être particulièrement bien perçus dans les expériences du chômage. Celles-ci sont les plus nombreuses aux deux extrémités de la vie, puisque l'emploi se concentre dans la tranche d'âge des 30-50 ans.

Les jeunes entre injonction à l'autonomie et non-travail

Les parcours biographiques des jeunes qui cheminent, et parfois se perdent dans le labyrinthe de l'insertion, diffèrent évidemment de ceux des préretraités et retraités confrontés à l'épreuve de leur retrait du marché du travail. Les formes narratives (les récits) et réflexives (les autoanalyses développées dans ces récits) en lesquelles s'expriment ces deux répertoires d'expériences singulières varient elles aussi considérablement, recourent à des configurations et à des motifs distincts, se déploient en des temporalités différentes. Mais on y retrouve toujours le thème du travail et de l'ombre que son absence projette sur les expériences individuelles.

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Le non-travail se manifeste dans les récits des jeunes à travers le souci omniprésent de satisfaire l'injonction à l'autonomie que leur signifient les parents et les autres adultes. C'est une injonction ambivalente, parfois même une double contrainte : vole de tes propres ailes ! Et : reste dépendant ! C'est surtout une injonction contradictoire en décalage avec la réalité à laquelle ont affaire leurs enfants : les jeunes de ce début de siècle entrent dans l'âge adulte dans des conditions nettement moins favorables que celles de leurs parents qui, d'ailleurs, ne connaissent pas eux-mêmes, pour la plupart, les codes permettant de déverrouiller les portes de la vie adulte.