« A-t-on jamais songé à ce que signifie le fait de manger des animaux ? L’habitude, la banalité de cette consommation ont éteint en nous toute réflexion à ce propos », écrit Florence Burgat dans son dernier livre, Une autre existence (Albin Michel, 2011). Mais l’inquiétude, elle, ne cesse de gagner du terrain. La vague de publications sur l’animal qui, depuis plusieurs années, n’a cessé de croître déferle aujourd’hui : philosophes, juristes, éthologues, sociologues, et même historiens s’emparent de l’animal non plus comme d’un objet à décrire ou à étudier, mais comme d’un problème. Un problème de frontières en pleine révision d’abord. La biologie, l’éthologie et la psychologie ne cessent de produire des données qui troublent les tranquilles assertions de l’humanisme : il y a de l’intelligence et de la culture chez l’animal et sa subjectivité n’est pas aussi évanescente que cela, et il y a de l’animal chez l’homme, plus qu’on le pensait, ne serait-ce que par le massif patrimoine génétique qui nous lie aux grands singes. Un problème éthique ensuite, qui secoue les bases de l’histoire humaine : de quel droit, sinon biblique, l’homme peut-il bien se réclamer pour tuer, manger, exploiter, torturer toutes sortes d’animaux, alors même qu’il s’interdit tous ces actes quand il s’agit de lui-même ? Ces deux problèmes ne sont pas étrangers l’un à l’autre, même s’ils ne visent pas les mêmes espèces. Les horrifiantes révélations sur les pratiques d’élevage et d’abattage des bêtes de rente invitent à comparer le mal fait à l’animal au mal fait à l’homme : l’historien Charles Patterson intitule, en 2008, son livre Un éternel Treblinka (Calmann-Lévy) et établit des liens objectifs entre le traitement industriel de la viande et l’holocauste nazi. Il cite Theodor Adorno : « Auschwitz commence quand quelqu’un regarde un abattoir et pense : ce ne sont que des animaux. » Toutefois, comparaison n’est pas raison. Et les philosophes qui s’attaquent à ce problème entendent le résoudre dans les règles de l’art et au regard des traditions existantes, comme le montre Jean-Baptiste Jeangène Vilmer dans son Éthique animale (Puf, 2008). On citera pour mémoire le philosophe Peter Singer qui, dans son livre fondateur (La Libération animale, rééd. Payot, 2012), soulignait le poids moral de la souffrance animale, mesurable au même titre que les « plaisirs et les peines » des humains. À partir de là, deux conséquences pouvaient être tirées : soit on se limite à exiger que les bêtes vivent et meurent sans souffrir (welfarism), soit on y ajoute l’argument antispéciste, qui dénonce la discrimination entre les espèces au même titre qu’entre les races, les ethnies, les genres. Si la règle est que l’on n’assassine pas les humains pour les manger, la même s’appliquera aux bêtes sensibles : on ne les tuera pas pour exploiter leur corps et le végétarisme est une pratique morale, pas un régime.
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