La France périurbaine

Parfois assimilés aux marges reléguées, les espaces périurbains paraissent moins attractifs qu’auparavant. Habiter à la périphérie d’une grande ville, rêve ou cauchemar ?

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Qu’est-ce que le périurbain ?

Selon l’Insee, 24 % de la population française (soit 15,3 millions d’individus) habitent dans un espace périurbain, qui représente un tiers du territoire métropolitain. L’habitat y est très diversifié, tout comme les habitants : des lotissements pavillonnaires pour classes moyennes, des espaces résidentiels huppés, des logements sociaux et des quartiers relégués… Selon l’Insee, les couronnes périurbaines sont composées de communes dans lesquelles au moins 40 % de la population résidente ayant un emploi travaillent dans un pôle urbain à proximité.

Cette définition fait l’objet de nombreuses critiques. D’abord, elle impose une vision auréolaire de la ville, où les périphéries dépendent d’un centre principal en termes d’emploi et de mobilités quotidiennes. Ensuite, elle sépare artificiellement les communes situées de part et d’autre du seuil de 40 % – alors que d’autres seuils d’activité auraient donné une vision différente du phénomène. Enfin, elle réduit l’appréhension du périurbain à une question de déplacement domicile-travail alors que d’autres déplacements (par exemple, pour les loisirs) apparaissent structurants des styles de vie périurbains. Pour Éric Charmes (chercheur en sciences sociales), la définition du périurbain devrait privilégier des critères plus qualitatifs et retenir une entrée par la géographie et l’urbanisme.

Les territoires périurbains ont une dépendance fonctionnelle (et symbolique) à une agglomération, mais ils sont aussi marqués par une forte interpénétration des zones naturelles ou agricoles et des zones urbanisées. C’est ce qui les différencie de la banlieue qui se trouve quant à elle en continuité urbaine de l’agglomération, aucune construction n’étant distante de l’autre de plus de 200 mètres. Les espaces périurbains se caractérisent aussi par une faible mixité fonctionnelle et densité du bâti, à la différence de la ville.

La définition de l’Insee a néanmoins le mérite de permettre de quantifier le phénomène de périurbanisation et d’observer des évolutions, qui resteraient par ailleurs inaperçues. « Au cours des quatre dernières décennies, les couronnes périurbaines des villes françaises se sont à la fois étendues et densifiées », rappelle l’Insee.

Pourquoi un tel essor ?

La croissance démographique des territoires périurbains a été particulièrement forte dans les années 1970 (+ 6 millions d’habitants depuis 1968, avec une accélération entre 1975 et 1982). Ce phénomène n’est pas propre à la France. Depuis la fin des années 1960, les villes font face à un double mouvement de concentration des emplois tertiaires les plus qualifiés dans les centres urbains et de diffusion des activités de production, d’assemblage et de stockage à la périphérie des villes, où le foncier est moins cher. Depuis la Seconde Guerre mondiale, plusieurs facteurs ont également contribué à l’étalement urbain : la construction des autoroutes et des infrastructures ferroviaires, la diffusion de l’automobile, mais aussi la généralisation du crédit immobilier et le développement des politiques d’aides à l’accession à la propriété, la standardisation des procédés de construction. La maison devient un produit de consommation accessible au plus grand nombre, à partir du moment où il n’est plus besoin d’attendre un héritage ou encore d’autoconstruire son pavillon.

Du point de vue géographique, le périmètre des espaces périurbains croit plus vite que leur population depuis 1999. Les zones agricoles et naturelles sont « artificialisées » sous l’effet de la construction de logements individuels, mais aussi de l’implantation de sites de production à bas coût, d’entrepôts, de centres de tri ou de stockage, comme avec l’arrivée du service logistique d’Amazon à Boves, en Picardie. Ainsi, globalement, les distances s’allongent entre le lieu de domicile et le lieu de travail sous l’effet de la double transformation du tissu productif et du marché du logement. Et en 2013, 16,7 millions de personnes (soit deux actifs sur trois) quittent quotidiennement leur commune de résidence pour aller travailler, en particulier en Île-de-France et dans le Nord-Pas-de-Calais, où les navetteurs sont particulièrement nombreux.

La croissance périurbaine cristallise des critiques environnementales, urbanistiques, sociales et politiques. Le périurbain est souvent réduit à quelques caractéristiques, faible densité, habitat individuel, éloignement des centres urbains, auxquelles s’ajoute désormais l’image d’entrepôts bon marché. La formule lapidaire employée par la rédaction de Télérama à propos d’un dossier consacré au périurbain résume à elle seule ces évolutions : « Comment la France est devenue moche ». 

Qui habite dans les espaces périurbains ?

Le périurbain peut être qualifié d’espace « moyennisé » par rapport aux centres et aux banlieues, « en raison de la coprésence (en des proportions variables d’une commune à l’autre) de toutes les catégories socioprofessionnelles et de la moindre présence des ménages se situant aux deux extrémités de la hiérarchie sociale 1 ». En effet, on ne retrouve pas dans les espaces périurbains les formes les plus marquées de ségrégation sociospatiale qui existent dans les métropoles. Les ménages très riches et les très pauvres sont moins présents et le taux de pauvreté, de même que le niveau des inégalités, y sont plus faibles en raison de la forte présence des couples biactifs. En outre, les employés et les professions intermédiaires se distribuent de manière homogène dans les trois zones des aires métropolitaines (centre/banlieue/périurbain).

Néanmoins, à l’échelle des communes et des territoires, on peut observer des différences sociales marquées – la ségrégation verticale qui prévalait dans les immeubles haussmanniens et la France du Second Empire tendant aujourd’hui à devenir horizontale en fonction des aires urbaines et de la distance au centre. Deux tiers des ouvriers résident, par exemple, aujourd’hui dans les communes rurales et périurbaines, et leur part dans ces territoires tend à se renforcer 2. En effet, les ouvriers sont proportionnellement deux fois moins nombreux que les cadres à accéder à la propriété – un écart qui s’est creusé depuis 1984 ; mais quand ils deviennent propriétaires, ils sont deux fois plus nombreux qu’eux à s’installer dans une commune périurbaine. En comparaison, les cadres achètent plus souvent dans l’habitat ancien, situé dans les centres urbains, où sont concentrés les équipements culturels, les universités et grandes écoles, les centres de décision, les sièges sociaux d’entreprise.

Les politiques qui visent depuis 2007 à faire « une France de propriétaires » ne permettent pas d’inverser la tendance. Elles semblent même contribuer au mouvement de périurbanisation des catégories populaires. Plus de 80 % des ménages bénéficiaires d’un PTZ s’installent par exemple en habitat individuel, les aides à l’accession étant souvent conditionnés à l’achat dans le neuf… situé en périphérie des agglomérations.

Le mythe des gated communities

En matière d’urbanisme et de gouvernance locale, les gated communities (résidences fermées et sécurisées) représentent une portion infime – quoique croissante – du parc de logements en France. Il s’agit surtout de copropriétés destinées aux seniors. Rien de commun avec les ensembles fermés rassemblant plusieurs milliers de pavillons individuels en Texas ou en Californie, où des chercheurs ont estimé au milieu des années 1990 que 40 % des nouveaux programmes immobiliers étaient ceints de murs ou de barrières.

Certes, certaines communes périurbaines tendent à fonctionner comme des clubs résidentiels pour préserver l’entre-soi et limiter l’arrivée de nouveaux habitants vus comme indésirables, en particulier les ménages immigrés et/ou pauvres. Elles mettent en place des critères architecturaux ou urbanistiques spécifiques pour les dissuader, par exemple, en fixant une surface minimale pour les terrains, qui surenchérit d’autant le coût d’acquisition ou encore en exerçant leur droit de préemption. Mais la fourniture des services de propreté, d’ordre, d’école… reste collective, loin des mouvements de privatisation opérés dans certains ensembles résidentiels américains.

Une France reléguée favorable à l’extrême droite ?

Depuis les élections présidentielles de 2002 qui ont vu progresser le vote FN dans ces territoires, le périurbain est scruté à chaque échéance électorale. Le périurbain incarnerait le malaise de la société française lié, d’un côté, au déclin de l’emploi industriel et des anciens bastions ouvriers et, de l’autre, à l’exil forcé des familles de classes moyennes, chassées des grandes métropoles par la croissance des prix immobiliers.

Pourtant, jusqu’au tournant des années 1980, ces tiers espaces, entre villes et campagnes, bénéficiaient d’une image positive. Ils renvoyaient à une société de plein-emploi et à l’essor des nouvelles couches moyennes salariées du privé (les « cadres moyens ») et du public (professeurs, infirmiers, psychologues, etc.) liées à l’État providence. Les habitants de ces espaces, qualifiés de rurbains et de néoruraux, étaient alors essentiellement étudiés sous l’angle de la mobilisation associative et politique. Ils semblaient constituer des militants d’un style nouveau, engagés dans l’espace local, les associations, et être le ferment politique de la vague rose de 1981 3.

Avec la montée du chômage de masse et la mise en place des politiques de rigueur au tournant des années 1980, l’image de ces espaces a changé. à partir des élections présidentielles de 2002, la critique sociale se double d’une critique politique : le périurbain apparaît comme un refuge pour « petits Blancs », hantés par la peur du déclassement et tentés par le vote FN. C’est, de fait, dans les communes situées entre 30 km et 50 km des villes que le vote FN progresse le plus et apparaît le plus fort en proportion des suffrages exprimés. Dans certaines communes, le vote pour Marine Le Pen a même dépassé le seuil de 40 % au second tour des élections présidentielles de 2017. Cette représentation tend toutefois à gommer la diversité sociopolitique « du » périurbain. Dans le département des Yvelines, par exemple, des communes situées aux franges de l’aire urbaine s’opposent ainsi en termes de vote : à Essarts-le-Roi, Emmanuel Macron a réalisé parmi ses meilleurs scores (77 %), alors qu’à Grosrouvre, commune plus aisée, 73 % des électeurs ont voté pour Marine Le Pen au second tour. Ainsi, l’ampleur des écarts varie en fonction des situations locales et dépend de variables sociologiques « lourdes » qui continuent de structurer le rapport au vote – l’âge, la catégorie socioprofessionnelle, le niveau de revenus notamment 4.

Une terre d’accueil pour les immigrés ?

La population immigrée est davantage concentrée sur le territoire que celle des non-immigrés. Selon l’Insee, huit immigrés sur dix vivent dans des grands pôles urbains (ville ou banlieue), contre six non-immigrés sur dix. C’est particulièrement le cas des immigrés originaires de l’Afrique hors Maghreb et d’Asie, arrivés au cours des trois dernières décennies, qui sont très concentrés dans l’aire urbaine de Paris. A contrario, les immigrés sont moins présents que les non-immigrés dans les zones peu ou très peu densément peuplées. Seulement 10 % des immigrés vivent en zone rurale en 2012 et 11 % des immigrés dans un espace périurbain.

Néanmoins, la concentration géographique des populations immigrées évolue au fil des années et présente de fortes différences selon les groupes migratoires. Localement, la diversification ethnique du peuplement des lotissements périurbains peut ainsi être très marquée selon l’histoire de la commune et le type de bassins d’emplois. Dans la banlieue nord de Paris, à Gonesse, les « familles de cité » s’installent par exemple dans les quartiers pavillonnaires délaissés par les familles blanches de classes moyennes. Les nouvelles zones pavillonnaires construites en périurbain attirent également une clientèle d’origine étrangère désireuse d’améliorer ses conditions d’existence.

Accéder à la propriété permet d’échapper aux stigmates qui pèsent sur les grands ensembles d’habitat social et aux politiques de « rééquilibrage » qui régissent de manière informelle le peuplement des HLM. Comme le résume cet ouvrier algérien de 52 ans, ancien locataire HLM devenu propriétaire en 2010, après s’être vu refuser pendant plus de cinq ans un crédit immobilier : « Quand tu veux acheter, il y a ni Blanc, ni Noir, ni Rouge, le lotisseur il voit que les sous, il te voit en euros ! Franchement, c’est plus dur de faire la demande pour les logements en mairie… » Ainsi, dans certains nouveaux programmes immobiliers construits dans le Nord de l’Isère, près d’un acheteur sur deux est immigré ou descendant d’immigrés, une situation inédite à l’échelle locale.

Les ménages immigrés plus souvent propriétaires

En France, depuis les années 1980, la part des ménages d’origine étrangère qui accèdent à la propriété augmente – même si cette évolution reste lente. La part des ménages immigrés qui deviennent propriétaires est passée de 32 % à 39 % entre 1992 et 2006, une évolution deux fois plus rapide que pour l’ensemble des ménages métropolitains à la même période. L’écart des statuts d’occupation entre les immigrés et le reste de la population tend ainsi à se réduire malgré de fortes différences selon les pays d’origine, les ménages originaires du Portugal étant nettement plus propriétaires que les ménages d’origine algérienne ou d’Afrique subsaharienne. En outre, les immigrés propriétaires choisissent pour deux tiers d’entre eux de s’installer en habitat individuel.

Les lotissements de propriétaires restent néanmoins associés à la présence de ménages blancs en raison de l’intégration tardive des « origines » dans l’appareil statistique français et des représentations collectives qui associent « immigrés » et « logement social ». C’est seulement en 2006 qu’est introduite pour la première fois dans les enquêtes Logement de l’Insee une question sur le pays et la nationalité à la naissance des parents permettant de repérer les secondes générations.

L’enquête « Trajectoires et origines » 2008 de l’Ined montre que les écarts se réduisent avec les secondes générations. En moyenne, près d’un descendant d’immigré sur deux est propriétaire de son logement et habite dans le parc privé de logements, dans des espaces où les immigrés sont minoritaires.

Desperate housewives ?

Habiter les espaces périurbains ne favorise pas forcément le travail salarié des femmes. C’est pour les moins diplômées, qui travaillent dans le secteur tertiaire comme vendeuse, caissière, agente d’entretien, etc. dans les grandes surfaces de banlieue, en horaires décalés ou avec des petits contrats, que le coût de l’habitat périurbain apparaît le plus élevé. En effet, l’isolement social produit par le déménagement et le budget restreint du ménage conduisent fréquemment ces femmes à abandonner leur travail salarié – souvent moins rémunérateur que celui du conjoint – pour se consacrer à la maison et aux enfants. Dans ces espaces, elles ne disposent pas des équipements collectifs ni des réseaux familiaux d’entraide pour faire garder leurs enfants dans les horaires atypiques, tandis que les frais de transport apparaissent difficilement supportables sur le long terme.

Le crédit immobilier constitue un objet d’inquiétude constant pour ces familles au budget restreint, au seuil des critères d’endettement admis par les banques (le crédit ne doit pas dépasser 33 % des revenus de l’emprunteur). Il contribue à renforcer la division sexuée du travail au sein des couples et à éloigner une partie des femmes de l’emploi salarié. Comme le rappelle cette mère de quatre enfants, la commune périurbaine peu devenir rapidement « un trou » : « Ici, à part la maison et l’école, il n’y a rien à faire. Heureusement que j’ai ma voiture ! Et heureusement que la commune se développe beaucoup. Ils vont construire des lotissements, ça sera moins la campagne. (…) Mais quand on a un coup de blues, qu’on en a marre, on se dit “qu’est-ce qu’on est venu faire ici, dans ce trou ?” Il faut s’adapter… »

Derrière l’unité apparente des maisons de lotissement, se cachent en fait des familles aux ressources et aux parcours différenciés. On peut ainsi distinguer au moins trois logiques d’installation dans les espaces périurbains : des jeunes couples de classes moyennes venus des grandes villes voisines, qui voient dans l’achat d’une maison une première étape avant de regagner des secteurs urbains plus valorisés ; des familles modestes venues des grands ensembles HLM de banlieue, qui cherchent avant tout à protéger l’avenir de leurs enfants face à la stigmatisation croissante des « cités », et qui supportent des efforts financiers conséquents malgré les aides à l’accession (PTZ doublé, Pass foncier, etc.) ; des ménages plus âgés d’ouvriers qui vivent déjà dans les environs et accèdent tardivement à la propriété. Pour eux, la maison marque l’aboutissement de leur trajectoire résidentielle en même temps que l’accès à un statut social valorisant.

Dès lors, ce sont les ouvrières « du coin » qui s’en sortent mieux en matière de charges domestiques et d’organisation quotidienne. Elles parviennent à trouver des arrangements avec leur conjoint pour maintenir leur double activité de salariée et de mère de famille. Elles peuvent aussi mettre la maison au service de la parenté pour héberger par exemple des grands-parents immigrés en hiver, ou accueillir des jeunes cousins logés en cité HLM l’été. En dépit de son image de « machine » à enfermer les femmes dans la sphère domestique, le pavillon périurbain peut également devenir le support d’activités rémunérées, déclarées ou non. Le garage, le salon ou la salle de jeu se transforme ainsi en espace de stockage ou pièce d’accueil pour jeunes enfants et représente une ressource professionnelle d’autant plus précieuse que le marché du travail se détériore. Certaines femmes s’établissent comme nourrices (non déclarées) ou assistantes maternelles (déclarées). Elles se spécialisent dans la sous-traitance du travail de care à leur propre domicile, le ménage, etc. D’autres se lancent dans la création de micro-entreprises, à la faveur des nouvelles politiques de l’emploi qui encouragent l’autoentreprise. Elles rêvent ainsi de devenir décoratrices d’intérieur, ou organisent plus modestement les fêtes d’anniversaires et cérémonies pour d’autres, sans toujours générer de revenus stables et suffisants. La maison ne représente dès lors plus seulement la stabilité et l’unité familiale : elle accompagne le rêve d’une reconversion professionnelle…