Les noms de Michel Foucault et Jacques Derrida, mais aussi de Gilles Deleuze ou Jean Baudrillard, sont devenus aux Etats-Unis, au tournant des années 80, de véritables opérateurs de radicalité, les sésames d'une exploration sans concession de la condition minoritaire et de l'identité multiple : leur seule mention irradie dès lors le texte ou l'orateur qui les citent d'un prestige politique et théorique que ne dispense aucun autre nom propre, pas même aujourd'hui, à l'heure où l'université américaine tente de se mobiliser contre le pouvoir conservateur - à l'heure où elle cherche la parade au nouvel ordre mondial néoconservateur -, ceux de Noam Chomsky ou Antonio Negri. Une puissance d'évocation sans égale est ainsi attachée aux noms de ceux que l'université américaine, qui les regroupa aussitôt (malgré leurs divergences) pour optimiser la productivité symbolique de leur usage, appelle indifféremment, depuis trois décennies, les poststructuralistes, les penseurs intensifs ou de la différence, ou même les Nietzsche français.
Dans ce contexte, le moindre des paradoxes n'est pas l'incroyable situation de chiasme transatlantique qu'inaugure ce transfert intellectuel : au moment même où ces oeuvres viennent justifier l'affirmation des politiques identitaires et nourrir un nouveau discours politique dans l'Amérique divisée de Ronald Reagan - jusqu'à y devenir les produits les mieux cotés sur le « marché des biens symboliques » de l'université américaine -, elles sont peu à peu éclipsées du devant de la scène dans la France de François Mitterrand, au profit d'un retour organisé à l'universalisme kantien et au libéralisme tocquevillien.
Un paradoxe qui renvoie aux liens du champ intellectuel avec l'espace médiatico-politique dans chacun des deux pays : dans le cas français, le dogme humanitaire et la nouvelle religion de la démocratie se trouvaient mieux adaptés à la gauche au pouvoir que les micropolitiques et les révolutions « désirantes » de la décennie précédente ; dans le modèle américain, l'arène intellectuelle, limitée aux bornes des campus, s'approprie d'autant plus volontiers les pensées les plus critiques que ces « tempêtes dans une théière » que sont outre-Atlantique les joutes universitaires n'y risquent en rien de déstabiliser Washington, ni d'être relayées par CNN.
Mais pour éclairer ce contexte singulier, et comprendre que cette « invention » américaine de la théorie française relève moins d'un phénomène d'importation que de procédures de détournement et d'hybridation culturels, il faut revenir sur les différentes étapes du processus.
Pionniers et convergences contreculturelles
Au seuil des nombreux récits américains consacrés à l'aventure « french-théoriste », le mois d'octobre 1966 est souvent recodé en moment fondateur : soucieuse de présenter à ses étudiants le structuralisme qui fait alors rage en Europe, l'université Johns-Hopkins organise un symposium où interviennent de concert une douzaine d'invités français d'ordinaire associés à la mouvance structuraliste (mais qui cette fois n'hésitent pas à critiquer les « sciences » triomphantes de la structure), dont Lucien Goldman, Jacques Lacan, Roland Barthes et J. Derrida.
Ce dernier, dans une communication qui fera date, invite à substituer à la face « négative, nostalgique » du structuralisme, qui « rêve de déchiffrer une vérité », une pensée qui « affirme le jeu et tente de passer au-delà de l'homme et de l'humanisme 1 ». C'est l'invention française, mais en terra americana, du poststructuralisme, premier d'une longue série de courants (postmodernisme, postcolonialisme...) dont le préfixe « post » sonne comme un lapsus, comme l'aveu d'une distance infranchissable du présent historique au travail théorique, lequel affirme dès lors ne pouvoir toujours arriver qu'après l'événement. Mais à l'aube des années 70, nous n'en sommes pas encore là. Car la décennie qui commence verra les militants des années 60 retourner à leurs études, les cellules combattantes montées à Berkeley ou Columbia se dissoudre l'une après l'autre, et la thématique même de la transgression évoluer du terrain politique (Viêtnam, droits civiques, capitalisme) vers des avatars esthétiques et existentiels (drogues, musique, libertés sexuelles).