En 1971 paraît Théorie de la justice, publié par un universitaire discret et peu connu du public : John Rawls. L’auteur a déjà 50 ans et c’est son premier livre. Un livre longuement mûri qui n’entend rien moins que proposer une nouvelle théorie de la justice sociale et politique au moment même où les États-Unis sont confrontés à la guerre du Viêtnam et au mouvement pour les droits civiques. L’épais ouvrage, d’un haut niveau d’abstraction et de rigueur, n’a rien du best-seller appelé à faire un tabac dans les librairies. Et pourtant rarement livre aura suscité dès sa parution autant de discussions et de débats, structurant presque le champ de la philosophie politique. Il y a désormais un avant et un après Théorie de la justice.
Les principes de justice
La démarche de Rawls est à la fois originale et ambitieuse. Son objectif : établir à nouveaux frais les principes qui doivent régir des institutions justes. S’inspirant de la théorie des jeux, Rawls les expose à partir d’une procédure étonnante, ce qu’il appelle la « position originelle ». Imaginons, explique-t-il, que le choix de ces principes soit confié à des citoyens, à la fois rationnels et raisonnables, mis dans une situation d’égalité. Chacun a autant de poids que les autres et tous ont accepté de se placer dans un « voile d’ignorance », c’est-à-dire sans connaître quelles seront leurs qualités personnelles ou leur situation sociale au départ. De la sorte, leur raisonnement ne sera pas influencé par la considération de leurs intérêts personnels. Selon Rawls, cette position originelle aboutit à un consensus sur deux principes : un « principe de liberté » et un « principe de différence ». Le principe de liberté établit un égal accès au plus grand nombre de libertés de base, par exemple le droit de vote et d’éligibilité, la liberté d’expression, la protection de la personne, le droit à la propriété privée… Le principe de différence définit les règles de la justice sociale et a un double versant. Il stipule d’une part que les inégalités socioéconomiques ne sont acceptables que si elles induisent en compensation des avantages pour les membres les plus défavorisés. D’autre part, il exige le respect de l’égalité des chances. On voit là tout l’enjeu de ces deux principes : concilier justice sociale et liberté, mais aussi parvenir à penser une justice sociale compatible avec certaines inégalités.
Le fait du pluralisme
La théorie rawlsienne suscite d’âpres discussions et d’importantes critiques. Les libertariens jugent ainsi qu’elle porte atteinte aux libertés individuelles en accordant trop de place à l’État. C’est en particulier la position que défendra Robert Nozick, qui enseigne lui aussi à Harvard, en particulier dans Anarchie, État et Utopie (1974), l’une des critiques les plus frontales faites à Rawls. S’il ne prône pas le retour à un état de nature, il défend la conception d’un « État minimal », qui se limiterait à protéger les citoyens de la violence et à garantir l’application des contrats, car « tout État plus étendu que l’État minimal violerait le droit des individus ». Le rôle de l’État doit donc se limiter à celui d’un « veilleur de nuit ».