« Les mots peuvent être comme de minuscules doses d’arsenic : on les avale sans y prendre garde, ils semblent ne faire aucun effet, et voilà qu’après quelque temps, l’effet toxique se fait sentir. » En 1947, le philologue Victor Klemperer dissèque la manière dont les nazis ont transformé l’usage de la langue allemande jusqu’à rendre impossible la moindre pensée critique. Il sait de quoi il parle : juif, spécialiste de la littérature française du 18e siècle, il a survécu presque par hasard au nazisme. Privé peu à peu de liberté, affamé, persécuté, il a pourtant continué inlassablement à écrire, frappé par le dévoiement de la langue qu’il observait autour de lui. Ces notes donneront naissance après-guerre à la publication d’un ouvrage intitulé LTI, la langue du IIIe Reich. Son traducteur Frédéric Joly consacre aujourd’hui cet élégant petit livre à la genèse de cette œuvre. Citant abondamment le philologue dont il suit le terrible quotidien durant les années noires, et fort de nombreuses références, il nous mène de l’origine du projet jusqu’à sa publication en 1947. Klemperer, qui vit alors dans la zone de contrôle soviétique, saisit immédiatement la proximité entre la langue du nazisme et celle du totalitarisme stalinien. En même temps qu’on célèbre cette année les 70 ans de 1984 de George Orwell, on dévorera avec plaisir cette introduction à l’œuvre et à la vie de Klemperer. « Lorsqu’aux yeux des Juifs orthodoxes un ustensile de cuisine est devenu impur, écrivait-il en 1947, ils le nettoient en l’enfouissant dans la terre. On devrait mettre beaucoup de mots en usage chez les nazis, pour longtemps, et certains pour toujours, dans la fosse commune. » Une mise en garde qui, souligne F. Joly, reste d’actualité.
La langue confisquée
LA langue confisquée . Lire Victor Klemperer aujourd’hui, Frédéric Joly, Eyrolles, 2019, 282 p., 19 €.