Quelle distinction faites-vous entre la manipulation et la propagande ?
La propagande désigne toute stratégie de communication de masse visant à agir sur les conduites des individus. Elle repose aussi bien sur la persuasion que sur l’influence, et peut être transparente – on parle alors de propagande « blanche » – ou masquée – on parlera de propagande « noire ». La manipulation, quant à elle, est une forme de persuasion qui s’exerce à l’insu de ses cibles, qu’elle prive de facto de leur libre arbitre.
Pourquoi la manipulation est-elle connotée négativement dans notre culture, alors que la persuasion semble plutôt liée à des connotations positives et valorisantes ?
La persuasion est depuis longtemps associée à la rhétorique, que Roland Barthes a définie comme « un art de la persuasion ». L’art de l’éloquence a été enseigné en France du 12e siècle jusqu’en 1902, et reste aujourd’hui encore mis à l’honneur lors de concours d’éloquence dans une multitude de sociétés étudiantes, comme la conférence Molé-Tocqueville ou la conférence Olivaint. Savoir persuader est perçu comme un talent qui s’acquiert à force de travail, et comme une qualité attendue dans bien des professions.
La manipulation, au contraire, a acquis une connotation péjorative en même temps que la propagande, dont elle est apparue comme le corollaire au 20e siècle dans le contexte de l’affirmation des régimes autoritaires et totalitaires. Serguei Tchakhotine, dans Le viol des foules par la propagande politique (1939), présente ainsi la manipulation comme la caractéristique dominante de la propagande nazie. À la fin du 20e siècle, le terme de « propagande » est banni dans les régimes démocratiques, au profit d’expressions plus neutres comme les relations publiques ou la communication.
Comment expliquez-vous que le nudge ait un tel succès aujourd’hui ?
Ce succès s’explique tout d’abord par le fait que le nudge permet de réconcilier la manipulation avec les principes démocratiques. Tel qu’il a été conçu par Richard Thaler et Cass Sunstein, c’est une incitation discrète, sorte de manipulation douce et néanmoins bienveillante (p. 16). Il relève ainsi d’un « paternalisme libertaire » : il est paternaliste, parce qu’il s’agit de persuader les individus de faire le choix qu’on attend d’eux, et il est libertaire en ce qu’on les laisse libres de ne pas faire ce choix. Dessiner des ronds sur le sol des gares encourage les usagers à respecter la distanciation physique, mais chacun d’entre eux reste libre de ne pas s’y conformer.